Chaosmos

Jean Bonichon, 2017

"« Chaosmos », mot-valise fabriqué par James Joyce, dit à la fois le chaos et le monde ordonné (ou cosmos en grec). (...)La poésie commence au moment où vacille l’ordre qui préside à nos représentations de l’univers, à nos habitudes de vie et de langage. Ce vertige nous plonge dans la turbulence d’une matière-émotion, où le moi, le monde et les mots ne cessent de bouger, de se joindre et de se briser. Mais ce retour au chaos nous offre aussi la chance d’une nouvelle genèse." {note}1Installé dans une maison du XIXème siècle contemporaine de l’écrivain, le Musée Jules Verne est un lieu complexe et habité ; sa collection est riche d’objets et de manuscrits ayant appartenu à l’auteur.

Au centre de la salle d’exposition temporaire est présenté le Nécessaire du capitaine Nemo {note}2. L’ouvrage de bois capitonné renferme une pipe d’écume, un service à déjeuner, une longue-vue et autres instruments de navigation. Cette boîte/objet superbe d’ingéniosité invite au voyage en tout confort.

L’exposition Chaosmos est née de l’envie d’offrir des objets à trappes et à tiroirs qui derrière une apparence léchée cachent d’impalpables processus d’atelier.

Comme chez les ingénieurs, les lois qui régissent l’atelier d’artiste sont celles de la mécanique, de la physique, de la chimie et c’est la logique scientifique qui impose les possibles ; il faut chercher pour résoudre les équations artistiques et s’il y a des solutions, les étapes sont parfois complexes et laborieuses.

C’est une forme de jubilation de laisser entrer, dans cet espace consacré à la construction, le geste performatif, la vidéo et la photographie, l’idée qu’un objet pourrait transporter sa propre expérience de fabrication.

Si la posture requière l’attention, elle laisse à entendre d’étranges combinatoires.

Dès lors, il faut considérer chaque étape de façonnage comme un potentiel, croire que les lois se plient à l’intuition ; par les matériaux/médiums, prennent forme ces nécessaires de voyages habilités à naviguer sur des micro-cosmogonies de manufacture.

Biscornet est le nom d’un artisan forgeron qui, selon la légende, aurait forgé les pentures de Notre-Dame avec l’aide du Diable. Et c’est de son nom que l’on tient le terme « biscornu ».

C’est un maître artisan qui a réalisé le garde corps original choisi pour modèle au bas-relief de paraffine Biscorne (2017).Les volutes élégantes de fer forgé sont reproduites dans le matériau blanc ; la grille, ainsi rendue fragile, perd toutes fonctionnalités.Sur la cimaise blanche, l’objet d’art devient un simple motif qui s’efface par mimétisme.

Discrète, la présence de la sculpture n’est trahie que par un rayonnement translucide.

En face, la vidéo du même nom et de même valeur rejoue en boucle le travail d’atelier par un effet de miroir en creux. L’armature en bois du moule, pièce négative nécessaire à la coulée de Biscorne en paraffine, a été réfléchie comme une composition picturale en relief ; de cet outil, habituellement mis à l’écart, est élaboré un puzzle animé, une prise en passant au rythme du jeu de Dames.

Chaosmos est également le titre d’un objet/boîte qui associe à part égale matériaux cheap et plus nobles.Au premier abord, la pièce semble figée dans sa belle apparence de sculpture mais son étrangeté partage entre attirance et rejet.

En s’approchant, le mausolée miniature révèle nombres de traces, marques et stigmates.

La feuille d’étain a été froissée, le contreplaqué a été usiné et sous les plis du métal gris se devine une contre-forme à la masse solide.

Pourtant cette arche ne renferme qu’un simple protocole où l’objet pensé comme outil à emboutir devient autonome.

Très tôt dans sa fabrication, Chaosmos s’est fait l’artéfact chanceux d’une pensée d’atelier par tâtonnements, un précipité d’intuitions qui se plient aux lois de la mécanique et de la matière.

Au travers de la performance d’objet, le façonnage empirique agrège sa forme intrinsèque ; le placage de chêne des tourbières est la dernière couche qui sédimente le processus de construction et le condense en un tout.

Il faut ouvrir la boîte de cet instantané pour éplucher les étapes de sa capture.

L’orange et le compagnon fige l’explosion d’une orange par le même martinet qui a été utilisé pour forger le garde corps auparavant détourné et pillé.Par la force mécanique, le fruit devient supernova.

L’outil frappeur n’est pas sans rappeler Chaosmos, cette presse à agréger les étapes de construction.

Au travers du sensible, l’exposition cherche à transcrire l’ingénierie d’une création ; elle tente de modeler une enveloppe physique à ce qui reste impalpable et immatérielle.

Autre retour rétroactif sur la recherche d’atelier, les croquis préparatoires de petits Voyages Extraordinaires (2016) sont présentés dans une salle voisine.

Plusieurs créations originales ont été imaginées ; leur association forme la pièce pérenne avec les écrits de Jules Verne pour fil conducteur.

Si le dessin reste pour un artiste le moyen le plus intelligible pour faire comprendre un concept, les esquisses colorées de petits Voyages Extraordinaires ont une qualité plastique assumée.

Ailleurs, le Musée est peuplé d’une myriade de petits objets ; sculptures, photographies et autres vidéos qui colonisent les vitrines, les murs et la salle de projection.

Ces petites formes hybrides jouent des matériaux dans leur variété par des intentions sensibles qui convoquent un esprit surréaliste et vernien.

Au dehors, le Musée arbore de grands yeux colorés Leviathan (2017).

Cent fois plus gros que celui de l’humain, un globe oculaire de calamar géant accueille le visiteur, alors il faut être à distance pour voir l’œil monstrueux dans toute sa mesure.

L’inquiétant céphalopode semble trop à l’étroit dans un aquarium charmant.

1Michel Collot, Chaosmos, Belin, 1998.

2Mickaël Ourghanlain. Nécessaire du capitaine Nemo d’après Didier Graffet. Coffret en marqueterie et objets originaux (MJV G).

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