Anne-Marie Durou

vue par

Fabienne Alexandre-Chapin

Dans cette approche du travail d’Anne-Marie...

Dans cette approche du travail d’Anne-Marie Durou, je m’appuie sur les oeuvres Fiction et Grande Mâche, ainsi que sur la série des Mercurielles. Ces pièces constituent les repères d’une recherche par ailleurs contenue dans la série de dessins Memento Mori et la série Cités. J’emploie à dessein le terme de recherche – quête de l’invention - car celle-ci s’exerce tout au long d’un parcours marqué par le compagnonnage de l’ingénieur et la richesse de l’intuition. L’œuvre contraint à regarder en face un monde en mutation dans l’expression de l’hybride et du bizarre, à procéder sans cesse à sa réévaluation. Et n’est-ce pas là l’actualité d’une œuvre que de donner à voir les mues du monde, de permettre de l’habiter grâce à de nouveaux voisinages.

Fiction {note}1 réalisée en 1997, est fondatrice du travail d’Anne-Marie Durou : composée de multiples capsules - petites îles - celle-ci ne tient que par le rattachement d’un élément à l’autre. Fiction, une chrysalide, existe par le souvenir de son placement sur une forme, tel un corps dont on se demande lequel abandonna cet artifice. Le travail sur la surface et le recouvrement s’impose plus que celui de la forme dans un jeu d’énergie et d’interactions continues ; le temps et la patience dans la réalisation aussi. L’œuvre tient en elle les prémisses des Mercurielles {note}2 .

Oscillations entre prolifération et rigueur, passage du micro au macrocosme et vice et versa, le travail se déroule dans la régénérescence des entrelacs profonds de Grande Mâche {note}3. Grande Mâche, réalisation d’une fantaisie, souvenir de la grotesque, de ses mystérieuses échappées. Excès et exaspérations baroques. Laocoon. Le passé et le présent s’apprivoisent dans une mémoire culturelle mise à l’œuvre par le tissage de la fibre de silicone, la mise en relation d’une matière nouvelle et d’une technique ancienne liant artisanat et industrie. Grande Mâche, matérialisation d’un monde en réseau et de ses connections invisibles et infinies.

Les œuvres d’Anne-Marie Durou, ce que chacune porte en elles, s’inscrivent dans un projet, plus exactement une matrice où chaque expérience prend son sens dans la relation qu’elle entretient avec « l’autre ». La matrice, dans ses acceptions, nous conduit tout naturellement aux polymères, classe de matériaux naturels ou artificiels dont les propriétés sont extrêmes, les structures ramifiées ou réticulées, dont la dernière caractéristique est d’être souple et légère, adaptée aux mises en forme audacieuses que l’artiste donne à voir. Explorer, travailler la matière, en établir le vocabulaire - horizontal - et le répertoire - vertical.

Anne-Marie Durou envisage tous les possibles de matières peu identifiées et parfois périssables : elle en construit l’histoire. Dans leurs utilisations, ces matières suggèrent autre chose. Elles permettent dans leur souplesse et leur docilité - on ne voit pas toujours quand cela résiste - la création d’hybrides, de chimères, au sens emprunté à la botanique désignant un rameau composite où se mêlent deux espèces différentes.

Quand tout est désormais connu dans un monde épuisé, il faut accepter d’être désorienté par tant d’étrangetés : les œuvres alternatives, doubles ambigus, appellent dans la relation qu’elles engendrent, des sensations extrêmes et contradictoires. Elles donnent lieu en contrepoint à la production d’un ensemble ouvert de dessins, Memento Mori (2011-2014), noirs duveteux et veloutés, dont le traitement s’apparente aux multiples. Les dessins figent ou documentent les productions uniques et leur donnent à rebours, un statut qui conforte leur étrangeté. Statut que l’on peut entrevoir à la façon qu’Anne-Marie Durou a de les disposer lors d’une exposition où celles-ci semblent vivre et s’animer de la main de celle qui les installe, premiers instants de leur autonomie future. Les travaux de l’artiste échappent à toute programmation pour recomposer par leur présence les espaces choisis de leur installation, un volume donné, une architecture pour la déborder, la remplacer parfois : l’œuvre n’est contenue par aucun cadre, le lieu n’a que peu d’intérêt.Jeux et associations de cuirs, polyesters, matières composites corian ou silicone : Anne-Marie Durou dans la série Cités (2013) aplatit la matière pour calmer le jeu du débordement, voir ce que cela donne et redonner un cadre. Les matières déposées s’assemblent dans une composition de lignes et de perspectives ordonnées ; juxtaposées pour devenir égales. Plus récemment, dans le souvenir de la matière lourde et rassurante, dans la crainte du trop éphémère, dans le désir du proche associé à la manipulation de l’objet, Anne-Marie Durou conçoit une série de microformes en argent. Les Mercurielles, œuvres solitaires toutes de patience dans leur polissage, attirent l’œil et la main par leur éclat et leur densité. Ces œuvres de poche, ces « objets-fées » - comment ne pas citer la juste référence {note}4 - pièces uniques de mêmes dimensions portent en elles le paradoxe d’une énergie modeste en élargissant le champ de leur autonomie. Nouveaux mondes à transporter avec soi, petites nomades, elles se déterritorialisent et dans leur éternité se perdront peut-être pierres parmi les pierres pour être découvertes, témoins attentionnés d’une humanité impatiente.

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1Fiction, 1997. Collection Daniel Bost et Dominique Chambon. Exposition Caprice des jeux, Frac Aquitaine Bordeaux 2008

2Mercurielles, 2014, Château de France

3Grande Mâche, 2008. L’Annonciade suscite l’imaginaire, DRAC Aquitaine, Bordeaux

4Le fleuve alphée, Roger Caillois, collection l’Imaginaire, éd. Gallimard, 1978

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