Une architecture de gris

Isabelle Frandon, 2016

Entrons-nous dans une ville étrange où des formes s’ajoutant à d’autres finissent par nous donner le sens d’un espace aux géométries sans cesse diffractées, sans cesse répétées ? Ce qui attire d’abord le regard est une vue d’ensemble.
On ne commence pas par s’attarder sur une œuvre, on pénètre dans un espace de formes qui s’associent et se complètent au point de composer une unité : l’unité d’une ville fantasmagorique dont il ne resterait que ces pans de murs, de toits, tout en angles droits ou obliques dans des variations infinies de gris.
Certains austères, d’autres plus chatoyants, quelque fois relevés d’une couleur plus vive, du jaune ou du rouge, rompant l’idée d’une parfaite unité, ajoutant le goût d’un ailleurs.
Notre regard est invité à multiplier les niveaux et les angles de vue. Regards de face, obliques, abaissés, élevés. A chaque fois, une nouvelle architecture se dessine devant nos yeux, à chaque fois de nouvelles figures. A terre, nos yeux se posent sur de minuscules entités pyramidales formant un cercle incertain, jouant non sans ironie des rapports de volumes avec des œuvres d’une toute autre dimension mais si ces mêmes objets étaient présentés à côté d’autres encore plus petits, ils nous apparaîtraient bien plus grands.
Qu’on se souvienne de Platon nous invitant à réfléchir sur la perception en distinguant les choses qui invitent à l’intellection de celles qui n’y invitent pas, différenciant celles qui ne sollicitent pas de perception contraire de celles qui la sollicitent. Seules ces dernières mettent en éveil l’intellection. Il prend l’exemple de trois doigts, le plus petit, le second et le moyen. Chacun, pris à part, est un doigt et rien d’autre mais placés à côté l’un de l’autre, « nous vient l’idée de demander ce que bien être le grand, et aussi le petit...Mais dis-moi, leur grandeur et leur petitesse, la vue les voit-elle de façon satisfaisante ? Et est-ce que cela ne fait aucune différence pour elle que l’un d’entre eux soit placé au milieu ou aux extrémités ? »( La République 523e)
Ainsi en est-il des figures abstraites mises en scène par Radmila Dapic.
Nous ne pouvons nous tenir face à elles dans une perception première, naïve, qui ne serait qu’expression de sensations, parce qu’elles ne cessent de forcer notre pensée à entrer dans un rapport, à évaluer un jeu de différences. Percevoir c’est saisir des relations de formes, textures, couleurs.
Faut-il parler de panneaux ou de tableaux ? Ce dernier, classiquement, serait un absolu, autosuffisant, alors que le panneau appelle la série. Or, ici, n’est-ce pas le jeu de la série qui fait sens ? Mais, à son tour, la notion de panneau pourrait faire croire à des objets interchangeables alors que nous comprenons vite qu’ici chaque élément d’une série possède une place unique, délibérément pensée, nous obligeant à en retrouver un sens.
Parmi cette multiplicité de toiles, dessins, compositions, à des échelles apparemment discontinues mais où des effets de continuité s’imposent à notre regard, il est deux œuvres étonnamment singulières : la première qui déroule des cercles de rubans, expression de souplesse et de mouvement.
N’est-ce pas la vie exposée devant nos yeux ? Des rouleaux éphémères de temps dont chacun pourrait se demander ce qu’il en a fait. Et, si le passant/regardeur de cet espace imaginaire, lève les yeux vers un fil qui court en hauteur, il découvrira un lourd manteau de plis, toile roulée sur elle-même, dont les pans retombent dans le vide. Une sorte de costume d’apparat, lourd de ce temps derrière soi, aux couleurs, cependant, lumineuses et chatoyantes. Dans ces plis et rubans, l’acte créateur impose son rythme, celui-là même qui fait ressembler cette ville fantasmagorique à nulle autre pareille.

Galerie nationale de Bosnie et Herzegovine, Sarajevo, 2016

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