Les Mariées de Radmila Jovandic Dapic

Anne Geslin, 1994

Texte de Anne Geslin, CAUE - Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement, 1994, Limoges

Souhayla. - Vous avez su éviter les quartiers trop bombardés ? Bravo. Vous alors ! Avec cet orage en plus, vous devez être trempé !

Le monsieur.Ah, non ! Non ! Je n’ai rien entendu ! Des bombardements, dites-vous ? Il y avait bien un léger vent ! Vous avez un pays charmant ! Ces arbres, cette mer, cette mer ! Wajdi Mouawad : "Journée de noces chez les Cromagnons", 1993.

De Sarajevo, Radmila Jovandic Dapic n’a presque rien emporté. Quelques maquettes de livres, des souvenirs de boites faites avec ses étudiants de l’Académie des Beaux- Arts, les photos de dessins des tous premiers jours de guerre qui, avec le recul, donnent à ce que jusque-là semblait un itinéraire artistique sans prise sur le monde, des allures de premières pages d’une apocalypse. » Ces dessins sont du 12 avril 1992. Ce sont les premiers jours de la guerre. Je les ai faits parce qu’il fallait faire quelque chose » dit-elle. Découvrant son travail, on est plongé dans l’embarras des personnages de "Journée de noces chez les Cromagnons" de Wajdi Mouawad : quel sens cela a-t-il de faire la noce quand on bombarde les maisons autour ? Pourtant, si Radmila a le sentiment qu’il lui faut encore faire quelque chose, dessiner et plier, la moindre des choses est de la regarder faire et plier et continuer à vivre et à donner à son travail un surcroît d’éloquence.

La découverte du carton
La décision de parler d’art prise, on trouve dans les travaux de Radmila le bonheur d’une invention qu’on n’osait espérer là. Car au cloître de Mortemart, où elle vit réfugiée depuis un an, Radmila a fait la découverte du carton et ses mains ont puisé là une intelligence supplémentaire. Car si « tous les matériaux sont intéressants », l’avantage de ces piles de carton calibrées et bicolores est d’avoir modifié l’intervention de l’artiste en déplaçant et en limitant ses choix à des décisions essentielles.

Jusqu’alors Radmila aimait l’architecture et la sculpture sans pratiquer ni l’une ni l’autre. « Un livre est comme une architecture », disait-elle, par exemple. Mais le carton a précisé l’enjeu, imposant des caractéristiques précises et même édictant des principes nouveaux.

Etape supplémentaire de ses boîtes savamment pliées faites en Yougoslavie. Radmila commença l’aventure du carton par des colonnes simples et des systèmes élémentaires, presque mathématiques, associées à une règle d’économie : il fallait qu’aucune partie évidée ne « tombe par terre » ... Les premiers pas étant faits, elle retrouva son désir de dessin. Ses sculptures en carton montrent des corps de femmes, des vagues, des figures rondes.

La contrainte
Mais en même temps qu’il rendait possible l’infini déploiement des formes dans l’espace par le pliage, le carton contraignait ce dessin. Le savant modèle disparaissait et devenait un aplat, la ligne était une incision et la forme lente et précise un este vif et stylisé. Confrontée à la raideur sage du carton ocre et blanc, Radmila a dû renoncer à sa main de peintre et mettre à profit des qualités que cette aisance occultait. Dans ces sculptures silencieuses priment donc l’équilibre, le volume, la construction, la circulation du regard et du corps. Ses sculptures se posent au sol, s’accrochent au mur ou se déplient comme un tableau. Elles sont si fragiles que l’hiver humide de Mortemart menace leur survie, et pourtant si souples qu’on pourrait les emmener en voyage, les plier dans son sac pour les emporter en Yougoslavie.

Mais la plus grande intelligence de cet univers de carton blanc est son silence, l’entêtement d’une prospection presque conceptuelle dans la tragédie, sa résistance à l’absurde. C’est d’ailleurs ce que sous-entend Radmila quand, découvrant la possibilité du grattage de la couche superficielle du carton autour de la figure dessinée, la trouve aussitôt « trop pathétique ».

« Les émôôôtions, les émôôôtions, combien penses-tu qu’il y a de tonnes d’émôôôtions dehors ! Tu l’entends leurs putains d’émôôôtions nous tomber sur la tête ! Un DC4 bien placé… », dit le père de la « Journée de noces » de Mouawad.

« J’ai découvert le carton grâce à la guerre » dit sans rire Radmila Jovandic Dapic. C’est au moins pour cette raison-là qu’il faut regarder ses mariées, quel que soit le jour de la noce. »

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