Il fait froid ce matin à Tours. Engoncé dans une combinaison de travail qui lui tient chaud, un bonnet sur la tête, une grosse écharpe autour du cou, des gants souples aux mains, Laurent Le Deunff est à l’ouvrage. Installé à l’extérieur sous un petit auvent, spatule en main, il est en train de recouvrir délicatement d’une couche de ciment mélangé à du sable très fin et d’un peu de latex un élément longiligne, armé d’une tige en fer torsadé. À l’observer ainsi à l’œuvre, on prend la mesure qu’il donne forme petit à petit à ce qui ressemble à une branche d’arbre, avec son relief d’écorce et ses chicots, comme on peut en voir dans les jardins publics servant de rampe d’appui à la montée d’un escalier.
Le Deunff est passionné par l’art dit de la rocaille d’ornementation. À Tours, il bénéficie du talent et de l’atelier d’un maître en la matière, Philippe Le Héron, avec lequel il réalise la plupart de ses pièces dans cette matière. Il y vient régulièrement quand son travail le nécessite, partageant avec lui les idées qu’il a en tête et recourant à ses compétences pour les mettre en forme. Le principe de la rocaille repose sur la construction d’éléments visant à imiter certaines œuvres de la nature - grottes, rochers, branches d’arbres, etc. - dont la fonction est essentiellement décorative et dont l’appellation qualifie un certain style artistique, apparenté par la suite à celui de rococo.
L’intérêt que l’artiste porte à la rocaille tient, de son propre aveu, à plusieurs critères : la question du faux-semblant, une pratique proche d’une forme d’artisanat et un matériau plus pauvre que noble. Sculpteur et dessinateur, Le Deunff revendique tout ce qui est de l’ordre du rudimentaire. Il dit rêver de réaliser « un hibou en coquillages, grandeur nature, comme ceux des boutiques souvenirs du bassin d’Arcachon » (il vit et il travaille à Bordeaux) ! Il a fait un ours en rondin de bois, un mammouth à partir de carton récupéré, une trompe d’éléphant à base de corde mais réalise aussi des sculptures à la taille directe, façon traditionnelle. Il tient d’ailleurs à préciser qu’il considère « le billot de bois comme une feuille de papier » et qu’il est « autant intéressé par les possibilités qu’offre une bûche que par les différentes qualités d’une feuille de papier. »
Hiboux, castors, dauphins, taupes, hippocampes, ours, chats... à parcourir son œuvre, on pourrait penser que Le Deunff privilégie le genre animalier. S’il lui accorde en effet une large part, le végétal n’en est pas moins exclu (l’artiste affiche notamment une prédilection pour les champignons) et lui sert volontiers de supplément poétique à ses installations. En fait, son art est requis par une capacité à l’émerveillement devant toutes sortes d’événements et de situations qu’il capte ici ou là et par un soin irrésistible à en déduire une forme métamorphosée. Il lui suffit d’imaginer de creuser le sol d’une monumentale empreinte façon Jurrasic Park, de placer un castor en bronze sur un arbre couché en équilibre ou de placer la figure sculptée d’un cerveau sur un socle fait d’un stère de bois pour afficher aussitôt une mine réjouie et s’esclaffer d’un rire enfoui, comme s’il avait commis un geste jugé par trop frivole. Laurent Le Deunff n’en a que faire. Ce qui compte à ses yeux, c’est de surprendre le regard de l’autre de sorte à ce qu’il elle remette en question ses habitudes perceptives et se laisse entraîner dans les joyeuses coulisses du créatif.
Quelque chose de ludique est à l’œuvre dans la démarche de l’artiste qui acte sa liberté de faire à l’écart de toute glose sophistiquée. Son art ne se prive toutefois ni d’humour, ni de réflexion critique, se nourrissant si nécessaire de la contradiction dialectique de ces deux modes. Il interroge tout autant l’aspect curios et mirabilia des cabinets de curiosité du temps jadis que les problématiques propres à la nature de la sculpture. Paraphrasant la formule de Louise Bourgeois, on pourrait dire que son art est « une garantie de santé mentale » tant il est bienfaisant et nous invite à réinventer le monde en franchissant le seuil d’une réalité insoupçonnée. Comme il en est de certaines fables ou de certains albums illustrés qui nous transportent un instant dans « un autre monde », si cher à Grandville.
À la source de son imaginaire, Laurent Le Deunff mentionne tout à la fois ses souvenirs d’enfance au bord de la Dordogne, parmi les pêcheurs et les chasseurs, et un voyage qu’il fit voilà quelques années au Canada - le traversant du Québec jusqu’à la Colombie-Britannique - et ne cache pas que son goût pour la scénographie tient des musées d’histoire, des costumes et des objets rituels amérindiens qu’il y a découverts. C’est dire si son art procède d’une esthétique de formes populaires et que ce qui le caractérise en appelle à des modèles le plus souvent élémentaires. Son monde occupe un espace mental qui est quelque part en un lieu à l’origine et ses œuvres, de quelque manière dont elles y trouvent leur place, y imposent une présence inattendue.
Au musée, sous la croisée de l’ancien cloître, Laurent Le Deunff a choisi de constituer comme un parc paysager composé d’une dizaine de stères de bûches, configurant une sorte de clairière. De différentes tailles, ceux-ci sont maintenus par des étais faits de grosses branches en rocaille et s’offrent à voir comme de massifs socles sur lesquels l’artiste a disposé l’une de ses sculptures : ici, une pieuvre en papier mâché ; ici encore, une tête ; là, trois champignons en rocaille ; là encore, une chouette, ailes déployées ; ailleurs, un pied qui n’est pas sans rappeler un fragment d’antique. Bref, tout un panel de motifs, aux styles et aux médiums divers et variés.
L’ensemble s’apparente à un petit florilège des possibles de la sculpture, façon Le Deunff. Une leçon de choses, aussi. Au sol, l’artiste a veillé à laisser traîner tous les éclats de branchages, d’écorces et de sciure suite à l’installation des stères de bois, faisant ainsi illusion d’un tapis naturel. Cela confère au lieu une coloration inédite, le faisant basculer des mondes minéral et métallique en un milieu végétal et vital. Il suffirait de bien peu pour se croire en pleine nature et entendre le pépiement des oiseaux voisins. Au vu d’une telle métamorphose, on pense à Lucrèce, l’auteur du De Natura Rerum, voire à Rousseau et ses Rêveries d’un promeneur solitaire. L’art de Le Deunff est une invitation à s’évader.
Mais attention ! Toute évasion sous-entend le risque de pièges et c’est exactement ce que l’artiste a mis en place dans la nef de l’abbaye Saint-Jean d’Orbestier. L’idée de réaliser ce type d’objets lui est venue de la découverte d’un dessin, dans Le Chasseur Français, représentant un piège destiné à se débarrasser des petites bêtes rongeuses et fait justement d’un stère de bois à la base duquel est aménagée une petite ouverture permettant de déposer un appât pour attirer l’ennemi. Un genre de piège tel que les survivalistes, certain es d’une prochaine fin du monde, en imaginent pour assurer leur autonomie et que l’artiste n’a pas tardé à vouloir s’approprier en le détournant pour en faire le prétexte à tout un ensemble de sculptures.
La dizaine de « pièges » que Le Deunff a imaginés pour Saint-Jean d’Orbestier sont en rocaille, à échelles variables, disposés çà et là, à même le sol. Leur couleur béton brut, à dominante grise, voire leur taille pour les plus petits, ne permet pas toujours de bien les discerner sur le fond terreux de la nef, ce qui oblige le la visiteur se à bien les repérer. Conçus selon les règles de l’art en ce domaine, ils sont pleinement inoffensifs mais n’en présentent pas moins un faux-semblant d’aspect de dangerosité. L’artiste joue sur cette ambiguïté entre réel et illusion pour mieux exciter notre curiosité, comme il en est de la plupart de ses œuvres. Pour mieux nous inviter à voir et à regarder de sorte à faire la part des choses entre réalité et artefact. Sur le même tempo, la trappe qu’il a installée au fond de l’abbaye vient à point nommé d’un parcours au terme duquel elle pourrait s’ouvrir et happer à tout jamais les incrédules !
Nourrie de toutes sortes de modèles, historiques et populaires, la démarche de Laurent Le Deunff se démarque ainsi, avec bonheur et dérision, d’une production artistique pesante pour adhérer à une esthétique de l’impertinence et de la légèreté. Autant de qualités qui n’interdisent en rien une vraie réflexion tant sur la nature et la fonction de l’art – ici de la sculpture - que sur le rôle de l’artiste, lequel se doit toujours de tenir en éveil la conscience de l’autre face à la surprise du monde.