Au premier abord, l’inspiration semble biographique, voire intime : Laurent Le Deunff n’aurait rien à prouver et ses souvenirs personnels, une petite pile de magazines de chasseurs, alliés à quelques éléments piochés dans la nature et dans les musées d’ethnologie, lui offriraient un répertoire d’images conséquent. Il prendrait comme point de départ un lot de motifs atemporels.
Son iconographie se rapprocherait, comme l’écrit Valérie Da Costa, d’un champ de références « populaires », proches d’un imaginaire commun, et loin de toute anecdote, narration forcée, ou prouesse de l’imagination.
On pourrait aisément en déduire une sorte d’instinct naïf, proche d’un Gauguin ou d’un Sérusier, alors qu’au contraire ses productions tissent un réseau complexe de pratiques et de centres d’intérêts, parfois antagonistes. Et elles nous orientent vers une attitude d’autant plus intrigante et libre qu’elle s’exerce à l’intérieur de cadres assez clairs.
En effet le travail de Laurent Le Deunff s’articule autour de deux pratiques différentes.
D’un côté, un ensemble de sculptures, dont la plupart utilisent des matériaux naturels (cuir, bois, os…) et reprennent des sujets tirés de la nature : séries de têtes d’animaux dérivés en totems, chien, morse, etc., mais aussi contenants ou objets de mobilier de toutes sortes (coffre-fort, tente, aquarium, matelas). Cet inventaire crée bien une sorte de cabinet de curiosité imaginaire.
La cohérence de ce groupe d’œuvres viendrait d’une attitude particulière de l’artiste vis-à-vis de ses matériaux, d’une capacité à contourner tout principe d’efficacité pour laisser les formes se générer spontanément, comme déduites de la matière, de respecter les modèles reproduits, et ne pas considérer les matériaux et les volumes comme de véritables contraintes mais les entourer de soins. Ici tout héroïsme a disparu : l’individu n’est pas en lutte avec les éléments, l’imagination ne supplante pas un déjà-là, les corps du sculpteur et du spectateur ne se heurtent pas à des volumes dispersés comme à des obstacles. Car si l’univers de Laurent Le Deunff est construit d’un idéalisme teinté d’humour, de désinvolture régressive, et de chausse-trappes, c’est aussi pour laisser libre cours, pacifiquement, aux hallucinations et au travail de la main.
Et l’effet surprend : les sculptures semblent avoir toujours été là, posées au milieu ou à l’écart de paysages divers, abandonnées dans des expositions collectives, sans places prédéterminées. Chargés de fables, les objets de Laurent Le Deunff sont paradoxalement opaques et muets, témoins de croyances sans rituels.
Il y a une facilité cependant à s’arrêter aux images. Laurent Le Deunff nous rappelle que le bois, le crayon, l’os, l’albâtre, ont une vie propre, dégagée de l’auteur qui se les approprie, et qu’un nouveau propos sur la sculpture se développe ici.
Second temps maintenant, là où tout se gâte, une série grandissante de dessins, au crayon sur papier Moleskine, représentant entièrement ou partiellement des paysages naturels, des animaux pendant le coït, des chasseurs, une variété de thèmes inspirés de la botanique ou de la zoologie, c’est-à-dire un champ thématique plus serré que celui des sculptures, une technique unique aussi. Finalement, ces travaux graphiques renvoient à des motifs préhistoriques (repérages d’éléments bucoliques ou d’activités de survie) : peut-être l’origine antédiluvienne du dessin. On y constate aussi un travail méticuleux à partir d’images pré-existantes, une volonté de reproduction, comme pour humaniser ce qui est à la base une photographie, ou encore pour retrouver ses sujets par l’application, retrouver un état où la main et l’outil, encore une fois, s’approprient patiemment un motif.
À un premier degré romantique et béat, qui n’est autre qu’un décalquage de codes bien connus, un deuxième degré se superpose, descente à pic, principe de lucidité : Laurent Le Deunff n’est pas l’Indigène observateur, le Bon Sauvage, l’Enfant espiègle que l’on suppose.
Car le traitement de ces scénettes est trop méticuleux pour être primitif, l’iconographie est bien trop exotique et variée pour être reliée à un art brut, et surtout elle s’inscrit dans un cycle de représentations et de reproductions qui sème un doute tenace sur les intentions de l’auteur.
Alors la pratique du dessin, aussi absorbée soit-elle, reste un exercice conscient d’appropriation et de mise à distance. Appropriation et mise à distance de mythes fondateurs, de paysages que nous connaissons tous, et dont on peut une fois pour toute, et avec douceur, interroger le caractère kitsch.