dans le cadre de l’exposition de Laurent Le Deunff chez Semiose Galerie (Paris, 2013).
Commençons, j’en conviens, par une référence facile et une moralité oiseuse – vite démentie. Mais lorsque je m’aperçois que la précédente exposition de Laurent Le Deunff chez Semiose date de 2011, je ne peux m’empêcher de me souvenir que le temps de gestation d’une éléphante varie de 20 à 22 mois. Bref, qu’elle met moins de temps pour accoucher de sa progéniture que notre artiste de son exposition. Que nenni ! Immédiatement, son galeriste m’appelle : « Tu t’égares, tu te trompes, Laurent n’a pas cessé de créer, notamment pour ses expositions personnelles au Musée des Beaux-Arts de Libourne en 2011 et au FRAC Basse-Normandie en 2012 ».
Et en effet, je dois bien le reconnaître – je m’en doutais aussi –, l’atelier de Laurent Le Deunff n’a jamais ressemblé à un cimetière où viendraient s’échouer ses rêves d’oeuvres et d’installations. Mieux, il est le lieu où, en vrai sculpteur, tout se passe, tout s’essaye – ce laboratoire où cette nouvelle exposition s’est cristallisée. Vous le remarquerez aisément : les oeuvres montrées ici ne proviennent pas seulement de son atelier mais celles-ci l’ont également convié à faire le trajet Bordeaux-Paris. Le rapport de continuité entre le lieu de production et le lieu d’exposition se double ainsi d’un rapport d’identité, ce que démontrent les tréteaux, tables rudimentaires et socles de fortune « mis en scène » dans la galerie. Qu’ils supportent les sculptures de trompes ou accueillent en leur sein des agglomérats de matières – paysages de rivière, fontaines à sou-hait, boues primordiales (Bassine, 2013, Auge, 2013, etc.) –, ces éléments « techniques » n’accomplissent pas seulement leurs rôles de support ; ils sont devenus décors, traces et réceptacles – du processus de fabrication, de l’univers de l’artiste.
Répartis dans l’ensemble de l’espace, trône la série Un long noeud de trompes (2013), composée de six éléments : les fragments autonomes et solidaires d’une forme animale monumentale démembrée, limite tératologique. Disposés à l’horizontale, ils paraissent en attente, noeuds marins oisifs et dessins de (grosses) lignes en trois dimensions. La galerie, comme lieu de reconstitution truquée de l’atelier bordelais, un paysage in progress. Chacun des Noeud explore ses formes labyrinthiques, ses qualités sculpturales et son matériau fascinant – un mélange de ciment, de papier mâché et de pigments utilisé pour fabriquer des briques à faible coût. Ils se jouent d’une confrontation avec leurs socles avec lesquels ils ne semblent faire qu’un, absorbés. À l’image de l’oeuvre Vache (2000), lointaine cousine issue des premières années de création de l’artiste, ou des Colonnes (2013), vampirisation de la Colonne sans fin de Constantin Brancusi (1938) rabattue à une taille humaine et à un matériau agraire – l’hypertufa, un alliage de ciment, de sable, de gravier et de tourbe, utilisé en horticulture ou dans l’architecture rurale.
Finissons par quelques lignes de généalogie. Si, en 2013, la matière éléphantine a définitivement intégré le vocabulaire de Laurent Le Deunff, elle le doit à quelques ancêtres : les deux Mammouth de 2001 et 2009, le dessin Rut (Éléphants) de 2011 et la série des Noeuds de trompe initiée en 2012. Des oeuvres qui, toutes, déploient la pensée du paradoxe chère à l’artiste : le scabreux et le ludique, le sculptural et le narratif, le recouvrement et la surface, l’agrégat et la clarté, la sédimentation (des sources, des matières, du temps) et l’intuition, l’artifice et la nature.