Texte de l’exposition Papeles, Fondation Antonio Perez, Cuenca (Espagne), 2007
Le rire et la parole politique sont liés au démoniaque. La langue politique est celle de la séduction, de la promesse et de la ruse. Pendant des années, j’ai regardé le travail de Michel Herreria comme de la caricature. La continuation d’un genre esthétique, né avec l’imprimé et la diffusion des images, adapté aux réseaux de notre époque et aux situations qui sont les nôtres. Situations mises en évidence par Erving Goffman dans son livre sur « les rites d’interaction » {note}1. Ce que je n’avais pas perçu immédiatement, c’est la dissidence de l’artiste. Une dramaturgie plastique mise au service d’une déconstruction des promesses fallacieuses dans lesquelles nous sommes tenus par l’organisation technique et politique de notre monde. Cette œuvre qui se présente avec des effets comiques est engagée. Les jeux de mots associés à une puissance visuelle qui passe par le dessin, la peinture, l’animation, la performance, luttent contre ce que Brice Parain nomme le « pas vrai ». Les récits de Michel Herreria font intrusions dans le réel, et, comme spectateur, nous sommes pris dans l’absurdité des situations qu’ils révèlent. Il y a là une similitude avec « cette démence propre au rêve » que décrit Bergson à travers une citation de Mark Twain. L’écrivain américain s’exprime à la troisième personne pour évoquer une histoire où, à la fin, il est impossible de savoir qui de lui ou de son frère jumeau est mort.
Cette référence permet à Bergson de souligner « l’extravagance et le comique » de certain raisonnement où il est impossible de distinguer entre deux personnages, « c’est lui et ce n’est pas lui » {note}2. Un projet de Michel Herreria pour la galerie, daté de 2005-2006, devait mettre en scène ce trouble lié à l’identité, d’autant que ce dispositif jouait de l’ouverture de la galerie sur une rue commerçante de la ville.
Il ne s’agit plus pour l’artiste, dans un monde qui a perdu sa crédibilité, d’être le bouffon du Roi, de se représenter en clown pour donner une image « déformante » de lui-même et de « la condition de l’art » {note}3
Aujourd’hui l’artiste doit ranimer la notion de responsabilité, libérer nos têtes des discours fourvoyés qui façonnent l’impasse moderniste. Cette « saine folie » {note}4, qui mieux qu’un artiste peut la porter ? Tout est question de regard !
Une galerie est un espace théâtral où se joue une comédie liée à un groupe de gens, aux mœurs, et aux goûts du moment. C’est le lieu d’un spectacle. Celui-ci a l’ambition que l’on se donne. Le constat fut fait par Debord, les premiers responsables de la dégradation des puissances de l’imaginaire sont ceux là même qui ont acceptés l’appauvrissement de leur propre créativité, de vivre progressivement séparé d’eux-mêmes. Cette « critique de la séparation » fut le point aveugle de l’exposition de Michel Herreria en 2004. Michel Herreria avait inscrit à même la vitrine en verre et sapin de Norvège de l’ancienne boutique le titre de l’exposition, « repentirs mécaniques », et dessiné juste au-dessus une botte menaçante. À l’intérieur, la salle unique était d’allure plus classique. À gauche un mur de 224 cartes à gratter (pag. 114). Sur le mur du fond (pag. 7), une grande peinture encadrée. De droite à gauche, traversant l’espace, un rail de bois supportant quatorze grandes peintures (pag. 104) montée sur autant de suspensions elles-mêmes prises sur le rail par un système de roulettes et de rotules. Avec ce dispositif, mis en place par un ami de l’artiste travaillant dans le monde du cinéma, les peintures pouvaient être plaquées les unes sur les autres, comme dans l’atelier où l’artiste recouvre ses peintures par des feuilles vierges qu’il agrafe par-dessus pour commencer une nouvelle oeuvre. De même les peintures pouvaient se déplacer le long du rail et se consulter comme des cartes de géographie. La manipulation des peintures et la spatialisation de celles-ci dans la galerie restaient dépendantes du désir de chacun et du jeu des visiteurs entre eux. Dans sa simplicité, ce dispositif marque un écart de l’artiste par rapport à la logique commerciale d’une galerie. Il invite le spectateur à une action, à un engagement dans l’exposition. C’est une façon de faire une expérience assez rare, prendre avec soi une œuvre, éprouver son poids, sa matière... D’ autre part c’est aussi une façon de dire aux amateurs que toutes ces œuvres se valent et que le choix n’est pas à opérer en fonction de je ne sais quelle rhétorique d’accrochage qui viendrait privilégier celle-ci plus que celle-là, mais en fonction du positionnement propre de l’amateur face à une œuvre. De même nous pourrions imaginer que les expositions permanentes dans les grands musées soient pensées et mises en place par des artistes vivants. La compréhension des œuvres et des gestes artistiques y gagnerait en immédiateté. Avec le dispositif utilisé par Michel Herreria les œuvres sont vues pour ce qu’elles sont, tout à la fois un vecteur du flux créatif de l’artiste mais aussi un objet, support de cette intensité.
Lors d’une exposition précédente, une phrase en néon était suspendue à l’intérieur de la vitrine. Cette phrase disait : « le monde est tellement humain ». Le passant pris comme une bille de juke-box dans les reflets de la consommation pouvait se trouver là, nez à nez avec un drôle d’objet. Ce qui aurait pu être une publicité n’était qu’une phrase, une pensée mise en lumière, matérialisée dans l’espace de la vitrine. Une parole anodine puis obsédante, qui vient perturber, briser, l’ordre de la marchandise. A l’intérieur une suite de grands tableaux en verre, des vitres encadrées, peintes avec du blanc d’Espagne (pag. 147). Cette évocation de la vie et de la mort du petit commerce, de la valse des enseignes et des marques en fonction des changements de propriétaires modifie la physionomie du centre des villes. Le piéton y perd son latin, ce tourbillon le rend bègue.
Comme chez Tati, l’utilisation de l’onomatopée est tout à la fois un ressort comique et le signe d’une situation où le personnage, filmé ou représenté, est pris de vitesse dans une situation où il ne peut plus penser ni articuler quoi que ce soit.
Il n’y a pas chez Michel Herreria de médium privilégié. Il utilise tout autant le dessin, la vidéo, la peinture, la performance, la sculpture, l’animation. Le souhait de l’artiste serait de pouvoir en expérimenter encore plus. Cette mobilité est l’art suprême de la démarcation. L’artiste ne se laisse pas enfermer. Il n’exploite pas une forme, il les libère toutes. Sa responsabilité est là, porter l’art à son plus haut niveau d’effervescence.
1Les rites d’interaction, Erving Goffman, minuit.
2Entretiens avec Bernard Pingaud, Brice Parain, Gallimard.
3Le rire, Henri Bergson, édition électronique dans le cadre de la collection : « les classiques des sciences sociales : www.uqac.uquebec.ca."
4Portrait de l’artiste en saltimbanque, Jean Starobinski, Gallimard.