Michel Herreria, Les « mauxmots » de la société

Romain Salomon, 2011

« C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps {note}1. »
Jacques Rancière.

 

Michel Herreria est un dessinateur du XXIe siècle. Le dessin n’est plus seulement à entendre et comprendre au sens traditionnel du terme, un trait à la mine de plomb sur papier, mais il traverse tous les domaines de la création. Cet artiste dessine, peint, sculpte, écrit, théâtralise et sonorise un tracé dans l’idée d’explorer la réalité et non de se limiter. La peinture complète le feutre et l’encre sur papier, la ligne est grattée, elle est numérique, fixe ou animée et va jusqu’à se transformer en application. Qu’il soit mis en scène dans des installations, serve au décor pour un théâtre avec la compagnie Atelier Mécanique Générale Contemporaine, pour une affiche d’exposition du Centre international de poésie de Marseille, d’animation pour la London School of Economics and Political Science à Londres et de griffonnage pour Iphone, le trait est chez Michel Herreria investi dans tous les champs d’action pour délivrer un art à l’humour fondateur et dont la « force est son empreinte sur la réalité sociale {note}2 ».

 

L’écho

L’œuvre de Michel Herreria est une « grande série {note}3 » sur la société. Les titres explicites et implicites de ses œuvres font écho à la politique – Le Désert politique, Pathologies politiques, Pensées de faux-jetons –, à l’économie – Le Marais économique – ou encore au changement des comportements sociaux avec Seul ensemble… Ce titre {note}4 définit sa volonté de traduire les maux d’une société toujours plus difficile à appréhender. À l’ère de l’hypercommunication, l’individu, de plus en plus relié au monde, semble moins seul, et pourtant…
Pour éviter tout malentendu et toute catégorisation, il faut d’emblée indiquer la réponse de l’artiste à la question « Penses-tu qu’il existe un art à portée sociale et que ton art en fait partie ? » : « Non ! Mon projet est ambitieux mais pas prétentieux. Par contre si cela peut les déranger, les molester un peu, les faire sourire, là oui. » Par « les », il entend le public qu’il ne souhaite pas instruire, mais surprendre en pointant du doigt des faits sociaux qu’il manie avec distance humoristique et dérision. Ses dessins ne sont pas directement collés à un événement du jour ou de la veille, sinon, comme il l’indique lui-même, il aurait fait du dessin de presse. Ses films d’animation, Les Gestionnaires de transparence (1998) et Les Gestionnaires de l’apparence (2000), soulignent l’apparition des termes transparence et apparence en politique et dans notre société. Désormais monnaie courante, ces notions n’intéressent plus Herreria qui aime être en amont des faits et mettre au jour ce qui passe inaperçu. À toute règle il y a des exceptions. Qui répète l’histoire ? (2002-2003), série de 366 dessins numériques réalisée un an après le 11 Septembre, retrace quotidiennement, sur une année, les dérives d’un système du point de vue de la crise, de la guerre, de l’homme politique… En 2003, il y a la guerre en Irak et la fin du régime de Saddam Hussein, l’ONU condamne les attentats suicides des groupes palestiniens en Israël, France Télécom et Vivendi Universal annoncent des pertes records.
Dans un interstice, en tension entre des propos de constat et/ou de dénonciation purement politique et un art qui manie le climat ambiant de notre société, l’artiste s’investit et se trouve parfois au cœur de ce qu’il questionne. Lors de sa résidence en ligne au centre de langues de la London School of Economics and Political Science en 2005-2006, il réalise une série d’animations noir et blanc intitulée Comment dire ? Comparables à des saynètes de la vie politique, il y pose différentes questions comme Comment dire ? C’est dur la politique ? et Comment dire ? Baguette législative ? Il répond à la première par un homme isolé qui fait le cri de Tarzan à gorge déployée, dans une sorte d’appel au ralliement de la classe politique. Pour répondre à la seconde, un homme prend des décisions à l’aide de son nez – métaphore de la baguette législative, ce nez se trouve être aussi long que celui du Pinocchio menteur. En 2011, Sciences-Po Paris lui a demandé d’élaborer un syllabus conjuguant pratique artistique et théorie qu’il intitule « De la parole à l’image {note}5 » afin de questionner les langues de bois. Comme les étudiants, l’artiste étudie, analyse les processus politiques mettant en jeu les rapports de pouvoir entre les individus, les groupes et au sein de l’État.
Michel Herreria n’entend donc pas son art comme œuvre sociale. À ce propos, Jean-François Dumont dit qu’ « il y a la réponse de l’artiste et la réponse de l’entourage de l’artiste qui, au contraire, peut penser qu’il peut y avoir une action. Pas une action au sens d’une action sociale, mais qu’il peut y avoir une prise de distance et donc une réflexion. » L’artiste préfère comparer cette action aux Caramelos pica-pica, ces bonbons à plusieurs effets, d’abord acides, puis sucrés, et qu’on va finir par digérer.

 

Une esthétique de la pensée

Michel Herreria trace une construction de la pensée commune et personnelle par l’intermédiaire d’un personnage apparu sans préméditation. Commun à tous ses dessins et toutes ses peintures, cet inconscient de l’artiste représente un protagoniste portraituré d’un seul trait, simple, inexpressif, sans attributs sexuels, avec une tête bien ronde et un long nez. Représentatif de l’humain, il est positionné et malmené dans des situations publiques et politiques, orchestrées par la pensée de l’artiste. Ses peintures sur papier telles que Les Paradeurs de l’ombre (2005), La Politique de l’avatar (1998) ou encore La Voracité idéologique (2010) semblent être réalisées dans une logique de construction où la ligne dessinée et écrite se fait au fur et à mesure de la réflexion. Le langage rendu en partie par l’écrit se traduit par des notes et des listes de mots énumérant ses pensées sur une réalité donnée. Ces annotations importantes pour Herreria sont comme une démonstration sur un tableau noir. Le titre écrit en gros de manière lisible et illisible s’explicite ensuite par un raisonnement logique et illogique à la fois. Les idées se bousculent, sont griffonnées et rayées, se complètent et s’opposent. Le titre de l’œuvre Morose (2010) est d’abord écrit en vert, puis effacé pour être réécrit en rose, pour ensuite être spécifié par une succession d’idées succinctes dont « urne de l’apparence », « attention », « une politique à l’eau de rose »… Rayé dans Régulateur de parc humain (1999-2000), le repentir est visible comme pour énoncer sa démarche intellectuelle. Cette dernière ne se veut pas précise, encore moins pédagogique, elle est au contraire présentée comme un processus de réflexion. La trace de l’idée précédente n’a pas besoin d’être révélée aux rayons X. Écrits, personnages, ce monde incertain qui nous entoure s’effacent et s’affirment. Dans son exposition Repentirs mécaniques à la galerie Decimus Magnus Art à Bordeaux en 2004, l’artiste dispose ses peintures comme dans son atelier, les unes sur les autres créant ainsi une lecture supplémentaire de son dessein. Le but de Michel Herreria n’est pas de masquer un aspect de son œuvre qui ne lui conviendrait plus, mais bien de construire et d’établir sa pensée aux yeux de tous.
Apparues en 1995, ses cartes à gratter sont représentatives du fourmillement intellectuel de l’artiste. Cette pratique « boulimique », d’après ses propres mots, consiste à révéler une idée en enlevant de la matière dans un processus de dessin en creux comparable à la gravure. Présentées comme le paysage d’une réalité, ses cartes à gratter sont envahies de structures que Michel Herreria est parfois amené à réaliser. Par prolongation de ces membres ou en tant que participation active ou passive, son protagoniste est au cœur de machines. Elles pompent, contrôlent, relient les pensées dans Cartonville (1998), façonnent les idées dans Les Façonneurs des penseurs (1999) et dirigent les mouvements dans Les Faiseurs de vent (1999). Cet homme est déshumanisé, ses échanges sont standardisés au point de le positionner à un degré inférieur à l’industrie. Les fonctions sont inversées, l’humain devient un rouage mécanique et a désormais besoin de la machine pour fonctionner.
L’esthétique de la pensée de Michel Herreria est celle d’un questionnement sur la vie. Posée sur le papier, sous la forme d’une ligne fixe ou animée, sa pensée est action. Par sa fonction plastique et théorique, la ligne confère une identité à son dessin. Elle est rature, délinéament des aplats de couleurs et elle sert de lien à différents évènements. Déviant, hors cadre, son art transpire la vie et les faits sociaux.

 

Le texte, un protagoniste à part entière

Très important pour Michel Herreria, le texte se retrouve dans la plupart de ses œuvres par un travail d’écriture, une collaboration avec un auteur ou encore par la publication de dessins dans une revue littéraire…
La revue murale L’Affiche créée en 1990 par l’éditeur Didier Vergnaud est représentative d’une des préoccupations de Michel Herreria : la filiation entre texte et image. « Chaque affiche est une page unique qui réunit deux entités : un texte littéraire et une proposition plastique formant une œuvre nouvelle {note}6. »
Après de nombreuses collaborations et à l’occasion de la dernière parution de cette revue coïncidant avec l’anniversaire de ses vingt ans, l’artiste a réalisé le film d’animation La Morsure identitaire (2010), d’après un texte de Didier Vergnaud. Herreria répond au lieu qui l’accueille en réalisant un poème animé sur le problème de la crise identitaire, sujet bien adapté au contexte de la ville de Marseille. De longs rectangles noirs laissent apparaître têtes, bras, jambes ou se transforment en une représentation de l’humain. Le texte est mouvant, glisse pour compléter et souligner le dessin. Le son est mécanique comme dans une machinerie, une musique de Chopin accompagne une scène. Le film s’ouvre avec deux têtes qui, sur cette figure géométrique noire, tentent sans succès de se rencontrer pour être en adéquation.
Les textes « être d’accord » et « pas si facile » complètent le sentiment d’inconfort créé par la situation. Image et écrit ne se parasitent pas, mais sont complémentaires pour proposer un balai de situations qui durent quelques secondes et dressent un paysage sur l’identité. Pour Michel Herreria, le dessin comme l’écriture est question de forme, d’un modelage de matière avec lequel il aime jouer, créer des quiproquos, des situations comico-tragiques. Les mots et les maux deviennent un espace de jeux. Les titres en sont un bel exemple, comme les premiers de la série Qui répète l’histoire ? : Horizhomme, Mouton des ensembles, Les conjugués, impolitique, La politique de la couverture, Foudroyé dans le texte, Griseurs d’âmes, Plans de non retour…
Les Malentendus, série de 63 dessins noir et blanc, renforcent ce rapport écrit/dessin. Une calligraphie « indienne » se dessine au loin et, si l’on regarde avec attention, cette écriture laisse place à des microsituations où l’on retrouve son protagoniste enseveli par le tube calligraphique, les membres disloqués comme s’il ne pouvait sortir de ce long tuyau noir. Un étirement de la matière se produit, l’écrit et l’image se transforment l’un dans l’autre. Tout comme l’humain et la machine, le texte est donc un personnage à part entière. Plus que simple dialogue ou légende, il décrit une réalité et rebondit sur des sujets de société. L’artiste le place, sans aucune hiérarchie, en tant que troisième protagoniste pour confirmer et amener un sens supplémentaire.

Michel Herreria se situe dans ce qu’on appelle désormais une tradition du mélange des genres. Il ne place pas de hiérarchie des domaines et des sujets même si son principal intérêt se situe dans la société. Il a su « instaurer entre parole, peinture et dessin, entre dicible et visible, un rapport de correspondance {note}7 ».

1J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 13-14.

2Jean-François Dumont dans un entretien avec l’auteur, Paris, 26 mars 2011. Tous les propos de J.-F. Dumont sont tirés de cet entretien.

3M. Herreria, dans un entretien avec l’auteur, Paris, 26 mars 2011. Toutes les citations de l’artiste proviennent de cet entretien.

4Titre éponyme de son exposition à la galerie Marion Meyer Contemporain, Paris, 2011, commissariat de J.-F. Dumont.

5Lors de cette collaboration, Michel Herreria va travailler sur une nouvelle série de dessins animés produit par Ailleurs Productions, Les Brasseurs de vents, dont la sortie est prévue en 2012.

6D. Vergnaud, « L’Affiche, revue murale de poésie », dans Le Cahier du refuge, no 186, Marseille, Centre international de poésie, 2010, p. 5.

7J. Rancière, op. cit., p. 20.

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