Le monde et le crayon : dessin et politique

Louise Grislain, 2012

« Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai point vu. » Goethe {note}1
« Le dessin est la probité de l’art. » Ingres {note}2
« Par le trait, l’art se déplace : son foyer n’est plus l’objet du désir (le beau corps) mais le sujet du désir : le trait, si souple, si léger, si incertain soit-il renvoie à une force, à une énergie, un travail qui donne à lire le tracé de sa pulsion et de sa dépense. Le trait est une action visible. » Roland Barthes {note}3

 

Dessin et politique : l’association de ces deux notions est a priori le lieu d’un certain nombre de figures imposées. Celle de la définition du politique d’abord, suspendue par son incontournable origine étymologique antique à la référence à la société humaine définie par les historiens, liant étroitement l’organisation et la planification du territoire investi par l’homme, la polis, aux liens sociaux et aux modes d’expression publics et intimes de ceux qui l’habitent.
Elle revient aussi à poser à nouveau les questions des liens entre art et politique. Tâche qui apparaît sans limites, tant il est convenu par l’historiographie de ce début de XXIe siècle, modelée par les bouleversements des expressions plastiques et les lectures rétrospectives que ceux-ci autorisent, que bien peu d’expressions artistiques auront échappé à ces préoccupations.
Cette prédominance qu’accorde à la question politique le discours contemporain sur l’art n’est précisément pas sans poser problème. Les formidables croisements disciplinaires et historiques que des lectures transversales autorisent contiennent aussi en germe un danger, revers d’une liberté gagnée sur les périodisations et différentiations trop strictes, celui d’une forme d’uniformisation théorique. Pointant un certain état de la critique contemporaine, la sociologue Nathalie Heinich décrit comment celle-ci prône « l’idée qu’à l’évidence l’art authentique ne pourrait avoir d’autre visée que subversive, d’autre justification que morale, politique et sociale ; et que la jouissance esthétique ne saurait soutenir à elle seule les puissantes ambitions dont il se retrouve chargé en tant que représentant de la valeur de marginalité {note}4 ». Plus loin elle relève « la propension des critiques d’arts contemporains à multiplier dans leurs commentaires les formes d’“herméneutique négative”, consistant à interpréter l’oeuvre en y projetant des significations critiques : “questionnement”, “remise en question”, “critique” sont devenus des termes standards, dont la récurrence finit par prendre la force de l’évidence {note}5 ». De ce point de vue, aborder la question du dessin et de la politique sans tomber dans les travers d’un zeitgeist qui ferait un peu vite son miel d’une telle problématique relève d’une gageure. C’est avec la conscience de ces écueils que nous avons donc opéré des choix partiaux, qui dessinent en creux et sans prétention à l’exhaustivité un paysage des liens entre dessin et politique. Chacun des textes qui le constituent se veut être un chapitre d’une histoire plus vaste qui en compte des milliers.

 

De la description et du relevé comme acte politique

Dès ce stade cependant, et puisque toute tentative en la matière ne saurait être qu’une esquisse, les spécificités du médium graphique apparaissent essentielles. Ainsi, pour des raisons évidentes de reproductibilité, le dessin, par le biais de sa technique de diffusion qu’est l’estampe, est très tôt devenu un médium privilégié d’expression des enjeux politiques. Les plus grands monarques en firent grand usage, ainsi au XVe siècle de l’empereur Maximilien Ier qui confia aux meilleurs dessinateurs allemands le soin de glorifier sa personne et qui fit venir de Flandres un technicien de gravure sur bois pour exécuter ces images. Que la satire graphique se soit exprimée avec vigueur dès lors semble être la suite logique de cet accaparement du dessin par le pouvoir.
Il est souvent rappelé que le mot « dessin » a comme étymologie commune les termes « designo » ou « dessein », et designare signifie désigner, dénotant le compagnonnage entre le fait de pointer une chose et de la dessiner. Cette proximité n’est pas sans apporter de l’eau au moulin d’une entreprise qui chercherait à mettre au jour une adéquation entre geste de dessin et acte politique, et comprendrait l’observation du monde – extérieur ou intime – par le dessinateur comme la première et nécessaire étape d’un processus de relevé d’un certain ordre des choses. La suite logique en serait, à partir et à cause de lui, l’expression de formes plus ouvertement liées au politique. S’esquisse ici une première piste, imaginairement intitulée De la description et du relevé comme acte politique.
Cette dimension est abordée en filigrane par David Shrigley qui, dans sa contribution artistique, associe ses dessins à des plans dessinés collectés auprès d’inconnus, dans la lignée d’une tradition psycho-géographique initiée par Guy Debord.
Sur un autre mode, une œuvre comme celle de Robin Rhode distille une réflexion militante par le traçage sur les murs et les sols de la ville d’éléments urbains réduits à leur plus simple expression, dans lesquels le corps de l’artiste s’inscrit par le geste du dessin d’abord et des actions qu’il y mime avec humour ensuite. L’efficacité du message et la puissance évocatrice de l’œuvre reposent ici sur l’abstraction de motifs graphiques s’apparentant à des épures.

Décrire le réel par le trait, en dresser l’inventaire, est-ce déjà faire politique ? À cette question, l’élément de réponse qui vient à l’esprit avec évidence est aussi la caricature, autre exemple des figures imposées évoquées plus haut. Basée sur l’observation et l’exploitation de l’efficacité du vocabulaire graphique, elle est spontanément considérée comme une sorte de cri primal, une production qui tiendrait de l’enfance de l’art ou d’une part d’héritage commun à toutes les cultures, soit finalement une forme d’art populaire que l’art savant aurait digéré. La proposition de Sandra Cheng éclaire les conditions de création des caricatures du Bernin, rappelle les origines aristocratiques de ce mode d’expression, et, tout comme le fait Camille Viéville dans son texte sur l’art sous la république de Weimar, met en valeur les liens étroits entre corps social et corps physique.
Définie par Baudelaire dans L’Essence du rire comme « un acte violent portant atteinte à l’intégrité du sujet pour mettre en jeu l’innocence du spectateur {note}6 », puisant dans le réel la force de ses anecdotes, la caricature est aussi le lieu privilégié pour la critique moderne du bouleversement des hiérarchies artistiques qui la soustrait à « l’obsolescence en ne la considérant pas exclusivement comme un sujet, et en la dotant d’une pérennité contenue dans sa syntaxe formelle {note}7 », comme l’analyse Bertrand Tillier, toujours à propos de Baudelaire.
Traduite par l’écrivain dans sa célèbre démonstration sur la caricature de Daumier représentant Louis-Philippe en poire sous le vocable « d’argot plastique », la caricature du XIXe siècle fait figure d’expression quasi parfaite de la modernité, car elle puise la virulence de ses messages dans la conscience de ses moyens plastiques propres et noue inextricablement problématiques internes et externes à l’art. Ainsi considérée, il n’est pas surprenant que ce soit la forme caricaturale qui ait accompagné Goya dans ses bouleversements artistiques – notamment picturaux – les plus profonds.

 

Le dessin sans dessein

En tant que base de l’apprentissage artistique classique, représentant pour ses partisans les forces de la rigueur et de la raison dans la querelle qui les oppose aux tenants de la couleur, le dessin est l’un des lieux privilégiés de débats théoriques dont les échos ont souvent eu une connotation politique. C’est certainement l’un des paradoxes d’un tel sujet, qui convoque par essence la référence à un extérieur de l’art, qu’il soit la vie en général ou une situation historique ou sociale donnée, et met en jeu de façon simultanée les caractéristiques ontologiques du médium. La fidélité du dessin à l’ordre de la figuration et, partant, à son apprentissage classique a ainsi été considérée par vagues successives comme l’expression d’un retour à l’ordre dont la portée conservatrice et réactionnaire ne saurait faire de doute. L’histoire de l’art est émaillée de ces chapitres qui sont parfois autant de quiproquos, qu’ils concernent le Picasso des années 1920 ou Picabia et ses Espagnoles.
Sur le versant opposé des forces provocatrices du dessin, l’identification de la dimension politique de celui-ci à son pouvoir de subversion vis-à-vis des formes artistiques appelle certainement aussi à la convocation des graffitis, gribouillages et autres rebuts. Toutes formes et origines impures du dessin, dont le pouvoir est ainsi résumé par Emmanuel Pernoud : « Ce qui fait peur dans le gribouillage, dessin sans but, violence gratuite, c’est le soupçon d’une origine impure de l’art : la destruction, le goût du désordre – questions que Bataille osera aborder de front. On ne saurait admettre que l’homme se mette à dessiner sans savoir ce qu’il fait, pire en se livrant au caprice de salir une feuille blanche, de rayer une surface {note}8. »
Le gribouillage serait la stérilité, sans contenu puisque sans destinataire, lieu idéal du refus de la causalité et d’un ordre du dessin dans lequel la figuration consubstantiellement liée à lui impliquerait le sacrifice de soi au profit de l’apprentissage du monde. Ce dessin cessant d’être un dessein, selon la fonction qui lui était assignée depuis la période classique, refuserait ce monde imposant ces codes et l’obligation de visibilité en même temps que le visible. Cette morale du dessin condamnerait le gribouillage et le laisserait du côté des traces, non seulement parce qu’il est non figuratif, mais plus encore parce que le trait y est abandonné aux impulsions.
Cette part maudite du dessin et sa puissance d’ébranlement du réel est un long chapitre dont le récit secret innerve le XXe siècle et jusqu’à nos jours, apparaissant et disparaissant, d’Artaud ou des productions d’art brut, jusqu’à Jonathan Meese et d’autres encore.

Pour tenter d’achever ce bref panorama des questions soulevées par l’exploration des liens entre dessin et politique, il convient peut-être de risquer une manière d’état des lieux de la situation actuelle. Après une utilisation du dessin caractérisée soit par sa connivence envers le pouvoir, soit en étant un art d’engagement ou de contestation exercé par des créateurs convaincus de l’efficience de l’outil graphique, on observe un glissement de certains artistes vers ce que l’on pourrait qualifier d’art d’implication, exercé par des créateurs se considérant comme des individus seuls, mais intégrés au corps social, pratiquant, tels des ethnologues et souvent avec humour, une forme d’observation participante. Cette tendance est peut-être l’une des plus représentatives du temps, avec des artistes qui, d’Atelier Van Lieshout à Michel Herreria, identifient de façon symptomatique et avec divers degrés de détachement le corps social à un corps « machinique ». À leurs cotés, d’autres personnages à la marge, comme Kyle Field évoqué par Yves Brochard, continuent en solitaire, et peut-être avec une certaine mélancolie, à poursuivre les rêves enfuis d’un temps où les questions politiques souffraient moins du désenchantement. Tous réactivent et s’approprient à leur manière la célèbre assertion de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde ; il s’agit maintenant de le transformer », et étoffent le long récit sans fin qui raconte les histoires des liens entre dessin et politique.

1Goethe, Carnet de croquis de son voyage en Italie, 1786.

2Jean-Auguste-Dominique Ingres, « Du dessin », Pensées d’Ingres [1870], La Sirène, 1922, p. 70.

3Roland Barthes cité par Marie-Laure Bernadac dans Du trait à la ligne, Paris, centre Pompidou, 1995, p. 7.

4N. Heinich, « Art et compulsion critique », Noesis [en ligne], n° 11, 2007, mis en ligne le 6 octobre 2008.

5Ibid.

6Charles Baudelaire cité dans L’Art et l’histoire de la caricature, Paris, Citadelles et Mazenod, 2006, p. 170.

7B. Tillier, À la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Paris, L’Amateur, 2005, p. 13.

8E. Pernoud, L’Invention du dessin d’enfant, Paris, Hazan, 2003, p. 90.

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