Des plâtres au plus près de la terre. Des personnages au plus près du sol. Les œuvres de Michel Herreria proposent une étrange expérience : il semble que ses plaques de plâtre sont extraites de temps anciens, comme issues de fouilles archéologiques. Les aspérités, les morceaux manquants, les trous... racontent d’abord l’histoire d’une matière que l’on a exhumée, dévoilée, révélée ou bien inventée comme on dit à propos des trésors. Elles sont donc d’abord des curiosités inventées. La puissante dimension insolite surprend au premier regard. Les motifs sont indiciels : effacés, incomplets, formés de collages, d’incrustations, usés, grattés et tâchés par des macules colorées. Le plâtre et la terre se mêlent pour créer une expressivité sans époque, sans origine, presque mythologique... L’effet de fresques miniatures compte pour beaucoup. Fresco-secco, la méthode du plâtre peint est très ancienne. Michel Herreria connaît bien cette histoire et joue avec.
Toutefois, si l’histoire de l’art et ses techniques sont importantes, les propositions de Michel Herreria reposent sur un faisceau d’autres motifs et mobiles. Le visiteur est conduit sur les chemins subtils et complexes de l’interprétation des signes. L’historien de l’art italien Carlo Ginzburg est peut-être le spécialiste contemporain du déchiffrement et de l’interprétation. Ses ouvrages et articles ne cessent de rappeler le rôle des « traces, signes et pistes » nécessaire à la compréhension et l’identification d’une œuvre d’art. Par cette série de plâtres, Michel Herreria invite le visiteur, le collectionneur, l’amateur à devenir tour à tour Sherlock Holmes et Sigmund Freud comme le suggère l’historien. L’analogie va même jusqu’à la médecine : « et, comme celle du médecin, la connaissance historique [des œuvres d’art] est indirecte, indicielle et conjecturale. » {note}1. Et nous savons que le plâtre répare les os...
Dans ce faisceau de signes donc, le témoignage le plus important est le titre de l’exposition Comment c’est. Il s’agit du titre éponyme d’un ouvrage de Samuel Beckett publié en 1961. Toutes les didascalies de ce texte, ici, sont des citations de l’ouvrage. « Comment c’est » – commencer – est donc d’abord un jeu de signifiants. Le récit de Beckett est une sorte de monologue sans ponctuation. Avant Pim, personnage étrangement absent qui est l’objet de tout le récit, pendant Pim et après Pim. Ce sont les trois parties qui structurent texte de Beckett. Avec cette exposition, Michel Herreria affirme de nouveau que les arts visuels sont aussi en mesure de produire une interprétation en images et en matières de textes littéraires. Une interprétation et non une illustration ; que cela soit clair. Le texte de Samuel Beckett est sans ponctuation. Il se compose d’une suite des blocs de textes qui se succèdent et se séparent grâce à un simple espace. Tout semble indiquer que la forme est celle de versets, de fragments ou de chants. De chants ou de cris, de râles peut-être... de murmures certainement. Les pâtres apparaissent comme des stations ou des cercles. L’art de la fresque que Michel Herreria admire tant chez Giotto fait partie des signes et des indices que le regardeur est invité à découvrir.
Sur les plâtres, des personnages apparaissent. Ils sont tout aussi énigmatiques que ceux du récit de Beckett. Ils sont en retrait – en réserve. Ces absences, comme dans le texte sans ponctuation, nécessite un certain travail de déchiffrement et de reconstitution. Ce sont des silhouettes, des profils, des membres qui surgissent des profondeurs du plâtre ou de la « boue » beckettienne. Imprécis, indéterminés, ils gesticulent et s’adressent d’éventuelles paroles imperceptibles. Que se disent-ils ? Des récit de rêves ou de cauchemars ? Parlent-ils de leurs enfermements dans des espaces, des scènes, des arènes qui délimitent leurs échanges ? La chose « est impossible à dire ».
L’exposition « Comment c’est » présente aussi une grande photographie murale de l’atelier de l’artiste. Le lieu de production des œuvres fait, lui aussi, son apparition comme le hors-champ indispensable. Il est peut-être l’ultime signe, trace ou indice pour comprendre les œuvres. S’il est surdimensionné, comme pour contraster avec la fragilité des œuvres, c’est aussi pour affirmer que l’atelier définit la production des œuvres d’art comme le bureau définit l’écriture. Ce hors-champ de l’atelier, habituellement secret, est dévoilé. Mais est-ce véritablement le dévoilement d’un secret ? On peut en douter. Il s’agit plus certainement d’introduire encore une autre dimension de signes et d’indices non moins énigmatiques. Mais dans le dialogue entre les œuvres et ce théâtre de l’atelier, un monde s’ouvre au regard. Ce monde est l’ensemble des fils tissés, noués, tendus entre les détails de part et d’autre. Au centre de ce maillage, le visiteur construit son propre récit... son rythme et sa langue, avec ou sans ponctuation.
1Carlo Ginzburg, Signes, Traces, Pistes, Racines d’un paradigme de l’indice, article paru dans Le Débat, 1980, p. 13