« […] nous sommes arrivés dans la -fantasmagorie mexicaine qui, en fait, nous a donné la colique […] »
Lettre de Marcel Duchamp à Henri-Pierre Roché, Mexico, 18 avril 1957
Plus que la revanche de Moctezuma qui affecta Duchamp comme presque tout étranger débarquant au Mexique, c’est le fantastique dont il gratifie ce pays qui ici retient l’attention. Que reste-t-il aujourd’hui de cette supposée fantasmagorie mexicaine lorsqu’il ne se passe pas un jour sans que l’on entende parler de nouveaux homicides, d’enlèvements tragiques ou de la découverte d’un charnier plus macabre que le précédent ?
Au-delà du divertissement pantagruélique que propose César Martinez en invitant le public à manger statues de la liberté, monuments à la révolution, effigies précolombiennes et bustes d’hommes célèbres, n’y a-t-il pas une intention moins frivole qui pointe du doigt le pathétique d’une époque cannibale où les symboles de cultures au coude à coude ne sont ni plus ni moins devenus que de simples objets de consommation interchangeables que l’irréalité d’une charge fantastique aurait définitivement déserté ? Tout y passe et aucune culture n’est épargnée. Il y va du suicide entre amis mis en scène par Marco Ferreri dans La grande bouffe en 1973 dans cette cène apocalyptique servie au soir du dernier jour de l’été 2018 !
Emil Cioran est à Paris lorsque le pays vit un des pires moments de son histoire ; il écrit De la France en 1941. On y lit de formidables aphorismes dont certains, aujourd’hui, ont comme un goût d’avertissement : « Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l’estomac finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie. »
Un tapis jaune à points noirs nommé Jaguar, trois miroirs de même format traversés de part en part par des judas aveugles dont l’ordonnancement reproduit trois constellations : l’aigle, le serpent et la grande ours, faute de nopal. Une pyramide de plus de deux mètres de haut faite de plaques de ciment empilées les unes sur les autres complète l’ensemble non comestible réuni par Nicolas Milhé. Cette dernière n’est ni aztèque, ni zapotèque, ni totonaque ou maya. Si cette ziggourat devait s’apparenter à un quelconque monument existant, c’est à la partie sommitale d’un temple khmer d’Angkor Wat, à la coiffe d’une danseuse balinaise, voire plus près de nous, à la cime de la Torre Latino americana qu’elle le ferait. Premier gratte ciel d’Amérique latine achevé en 1956, la fameuse Torre figure également au menu concocté par Martinez. Le monument de Milhé n’en est pas un, ou plutôt si mais un dont l’archi-tecture n’est pas immuable mais fluctue au gré du temps et des phénomènes socio—économiques et politiques qui déterminent et affectent la population mexicaine. Cette construction est la réification d’une pyramide des âges généralement condamnée à une simple existence graphique.
Milhé et notre amphitryon parlent chacun à sa manière d’une terre assez mal en point dont le présent et l’avenir ne cessent d’inquiéter et où les symboles hérités du passé, tels des amulettes aux pouvoirs envolés, soit ne servent plus à grand chose, soit sont instrumentalisés à des fins plus que douteuses. L’un le fait de façon épurée, sans pli, ni bruit, ni cassure, en utilisant des formes et des matériaux stables et éprouvés, ainsi qu’en s’appuyant encore malgré tout sur un reliquat de confiance en certaines cosmogonies dépouillées, l’autre d’une manière festive et résolument baroque.
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