Pour son exposition Blue, White, Red, Black Nicolas Milhé annonce la couleur. Si le travail de l’artiste porte ouvertement sur les formes symboliques du pouvoir, celles-ci se doublent d’une transposition esthétique qui lui permet justement de démultiplier ces strates symboliques pour mieux les retrancher dans leurs contradictions et paradoxes et dépasser toute lecture univoque. L’architecture militaire, comme les devises et les drapeaux, deviennent les cibles de nombreux détournements.
Paysages meurtris
Meurtrière (Maldives) joue sur une forme empruntée à l’architecture médiévale des châteaux forts tout comme sur l’échelle du paysage. Ouvertures liées à la défense et à l’attaque, les meurtrières sont également liées à la vision puisqu’elles permettent de voir sans être vu. La meurtrière dévoile une bande de paysage vertical qui se modifie en fonction de la position défensive adoptée par l’assiégé. Paul Virilio a posé « ce rapport entre la fonction de l’arme et celle de l’œil. (…) la fente de visée comme le plissement d’une paupière, rétrécit le champ visuel à l’essentiel, à la cible, dans un but de protection de l’organe interne – en l’occurrence l’homme qui vise – mais cette protection équivaut à un surcroît d’acuité. On évacue en effet, avec le rétrécissement de la pupille technique, à la fois les risques de chocs qui détruisent l’organe humain et on élimine aussi les à-côtés sans intérêt du paysage ; il y a synesthésie : la protection réalise l’acuité et l’acuité, en retour, protège. » {note}1
La meurtrière apparaît dès lors sur le plan esthétique comme une veduta détraquée, une fraction autoritaire de paysage parcellaire, un champ de vision réduit. La donne se complique dès lors que la meurtrière est recouverte d’une image de paysage. À un fragment de paysage réel se superpose donc une représentation de paysage surdimensionné. Toutefois, le paysage représenté, qui oscille entre carte postale et fond d’écran, entre brochure de tourisme et image de banque de données, évoque un paysage générique des plus clichés, une image du bonheur, un paradis artificiel et idyllique sur fond d’architecture militaire. Cette collision d’un double jeu de représentations ouvre la voie des possibles. Lequel du paysage représenté ou du prisme imposé est prêt à donner l’assaut ? À moins que ce ne soit au spectateur de tirer dans le mille...
Autre référence à l’architecture de guerre présente dans l’exposition Casemate, une sculpture réversible en fonction du point de vue selon lequel le spectateur choisit de la regarder. Si l’on a coutume de préférer le terme bunker à celui de casemate, l’étymologie de ce dernier est aussi ambiguë que troublante. Le terme renverrait à la « maison folle » (casa « maison »et matta « folle ») {note}2. Paul Virilio évoque l’étymologie »maison forte« {note}3. C’est cette fois-ci l’habitat à l’échelle du corps tout entier, où la survie passerait par l’enfermement volontaire, qui semble détraqué. D’ailleurs, Nicolas Milhé met en place une sculpture schizophrène. D’un côté, le visiteur découvre une sorte de modèle réduit d’un autre topos de paysage : la montagne suisse dont la stylisation semble tout droit sortie d’une affiche de tourisme de Herbert Matter. De l’autre, cette illusion de maquette s’avère être une vue en coupe où la montagne est stratifiée en bunker géant, un arsenal sécuritaire poussé à son paroxysme qui rompt avec le pacifisme helvète. L’échelle adoptée par la sculpture, qui est celle d’une maquette, renforce la dimension de jeu, un petit théâtre des opérations d’un pays-Playmobil qui aurait perdu la raison. Dans Meurtrière (Maldives) comme dans Casemate, paysage stéréotypé et architecture militaire font corps sur un mode grotesque comme pour mieux renforcer la notion de »décor politique".
Animal Politique
Du « Décor Politique » au décorum et ses symboles, il n’y a qu’un pas que l’artiste franchit à coups d’étendards et de devises qu’il manipule allègrement. L’installation Blue, White, Red, Black, conçue pour l’exposition joue aussi bien sur la nature éminemment symbolique du drapeau que sur le monochrome. Le drapeau sert de signe de ralliement et porte les couleurs d’une nation ou d’un groupement. Il se trouve que les drapeaux néerlandais et français portent les mêmes couleurs, à quelques renversements près (horizontal contre vertical, rouge, blanc et bleu contre bleu, blanc et rouge). Si Nicolas Milhé reprend tous les codes de monstration du drapeau, il en fractionne chacune des couleurs. Cette scission des couleurs annule la fonction identitaire initiale du drapeau. D’autant que s’y ajoute un drapeau noir à la symbolique multiple, dont l’une serait celle du « drapeau noir, en berne sur l’espoir » pour paraphraser les mots de Léo Ferré dans sa célèbre chanson Les Anarchistes. En ces temps de replis nationalistes qui chahutent l’Europe, où les ministères de l’identité nationale ont pu voir le jour sans embûches, et où les vieux démons semblent ressortir de leur boîte à malice, le drapeau noir joue les trouble-fête. Ce rectangle noir sur fond noir annihile la fonction initiale de l’objet tout autant qu’il annule la couleur. Parades symboliques et formalistes se superposent.
En se référant à la célèbre devise française « Liberté, Egalité, Fraternité » Nicolas Milhé remet en jeu un autre symbole républicain. Les Valeurs (2009) s’apparentent à d’étonnants bijoux de famille « républicaine », des vestiges d’un idéal républicain où le terme « fraternité » aurait désormais disparu. Chacun des deux colliers en or porte respectivement les mots « liberté » et « égalité ». Un entrelacs de signes se superposent : ces bijoux réalisés par un orfèvre en matériaux précieux (or, argent, zircon) empruntent autant à l’esthétique clinquante du hip-hop qu’à la typographie gothique des hooli gans ou à l’industrie du luxe (John Galliano et Faith en tête). Bienvenue dans la dure France des années bling-bling où le capitalisme sauvage décoche toujours un peu plus ses flèches à l’état-providence. Cette loi de la jungle n’est pas sans rappeler la hyène naturalisée à la gueule flanquée de deux dents en or (Sans titre, 2009) qui rôdait dans sa cage de verre au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lors de l’exposition Dynasty. De ces étranges bijoux résulte une capacité à faire coexister différents symboles que l’on a coutume d’opposer, et de les refondre dans un espace esthétique singulier.
Si les Constellations semblent apporter un répit plus contemplatif, ce n’est qu’une illusion. La cartographie en tant que système de notation s’appuyant sur des conventions qui conditionnent la représentation est un élément à part entière du vocabulaire plastique de Nicolas Milhé. Le principe des constellations est le suivant : des miroirs représentent des cartes du ciel et des judas les étoiles. L’arbitraire du signe est ici détourné. Un arsenal scopique complexe est de nouveau à l’oeuvre. Le miroir permet au spectateur de mettre en abyme sa posture, l’oeilleton, lui, s’avère déceptif. Le spectateur qui y colle son œil n’y voit rien puisque l’oeilleton rejoue la posture défensive. Le spectateur/observateur se retrouve virtuellement observé. Le ‘surcroît d’acuité’ que produisait la meurtrière devient ici totalement déceptif et frustrant, à moins que le spectateur s’affranchisse de la convention et cède à l’imagination. Pousser une chose en son contraire et faire naître de la contradiction une multitude de sens semble être la stratégie de l’artiste. Si les dispositifs de contrôle et de surveillance sont revisités, il résulte de ce ‘surcroît d’acuité’ une vision kaléidoscopique qui contamine la forme.
Audrey Illouz is an art critic and independent curator based in Paris. She is a regular contributor to Art Press and also collaborates to the art magazines 02, Volume, Frieze online, Flash Art International.
1Paul Virilio, Bunker archéologie, Editions Galilée, Paris, 1975 p.59
2Selon le Grand Robert de la Langue Française « Casemate : ÉTYM. 1539 ; origine obscure ; peut-être. italien. casamatta, d’origine incertaine, peut-être de casa »maison« , et matta »folle« , ou du grec kasma, -atos »gouffre« . P. Guiraud rattache
3le mot au moyen français matte »touffe d’herbe« , d’où »maison couverte de touffes d’herbes« . Paul Virilio, Bunker archéologie, Editions Galilée, Paris, 1975 p.62