Des affiches et des statues faussement classiques, des gradins devant un miroir, des pyramides de bois ou de béton, des enseignes lumineuses qui nous interpellent en latin, les drapeaux de pays éphémères ou jamais reconnus : depuis quelques années, les réalisations de Nicolas Milhé semblent investir et subvertir systématiquement les langages figuratifs et les lieux de la politique. Il n’est évidemment pas le seul à le faire et l’on pourrait évoquer ici d’autres œuvres, d’autres artistes, d’autres scénographies qui poursuivent, à première vue, les mêmes ambitions. Mais son travail produit un effet particulier de familiarité et de dépaysement dont ses cartes inversées (le Sud prenant la place du Nord, l’Est celle de l’Ouest, les océans celle des terres émergées) sont comme la métaphore et dont il faut rendre compte si l’on veut en comprendre la force d’évocation. Tout est là, presque reconnaissable et presque rassurant – les drapeaux, les assemblées, les présidents et les slogans – et pourtant rien n’est tout à fait à sa place : les drapeaux n’existent plus ou n’ont jamais vu le jour, les présidents semblent appartenir à des sectes aux rites étranges, les slogans se disent dans une langue que nul ne parle plus. C’est avec ces anomalies, introduites à dessein dans les éléments de langage aseptisé de la politique moderne, que Nicolas Milhé arrive à rendre véritablement visible ce qu’est l’activité politique ou l’activité de ceux qui s’y adonnent en professionnels, ce que sont les grandes idéologies et aspi-rations politiques du XXe siècle ou les lieux physiques ou symboliques de la société politique. Il rend étrange ce qui nous paraît aller de soi alors même que nous devrions nous en étonner tous les jours : pourquoi des drapeaux et des armoiries aujourd’hui ? pourquoi des hémicycles et des gradins ? pourquoi toujours des hommes blancs, d’âge mûr, en costume cravate sur fond de ciel bleu et de slogans lisses comme présidents ?
Pour comprendre cette fabrication de l’étrangeté, il faut donc revenir sur ce qu’ont été historiquement les manières de faire voir la politique et les lieux de la politique et les options qui étaient à portée de main.
Le pouvoir désincarné
Les catégories de la pensée politique forgées par Aristote, et après lui par une très longue tradition philosophique, distinguaient le pouvoir d’un seul (la monarchie), le pouvoir de quelques-uns (l’aristocratie) et le pouvoir du plus grand nombre (la démocratie). Long-temps confortées par une interpréta-tion chrétienne qui voulait aussi ne voir qu’un seul monarque dans les Cieux, elles ont imposé l’idée que le pouvoir royal ou princier avait pour lui l’évidence de la nature et la force d’une incarnation. Le Prince, le Roi ou le Tyran, étaient la forme visible du pouvoir. Celle-ci pouvait alors se prêter facilement à d’infinies stratégies de repré-sentation et de célébration dont l’histoire et l’histoire de l’art se sont emparées très tôt, donnant naissance à des études qui ont parfois été des jalons marquants de ces disciplines tels Le Portrait du Roi (1981) de Louis Marin ou The Fabrication of Louis XIV (1992) de Peter Burke.
Le Prince, le pouvoir d’un seul, la souve-raine-té du monarque, pouvaient ainsi être représentés ou suggérés à travers des portraits (en pied, en buste, à cheval, en gloire aux côtés de Dieu, de profil ou de face), des allégories (le prince en Jupiter, en Hercule, en Atlas portant le globe ou sur ses épaules, en soleil de justice éclairant le monde), des emblèmes, des symboles, et des devises dans l’héraldique, les monnaies, les cérémonies, par exemple.
Il y avait là un répertoire immense – souvent complexe puisque propice aux combinaisons entre genres, styles, registres sacrés et profanes – mais qui fonctionnait en bonne part sur l’idée que la souveraineté s’incarnait dans un corps physique et politique à la fois et qu’elle était donc figurable, présentable et représentable. C’est de ce répertoire que sortirent les innombrables portraits au vif des souverains mais aussi ces images de corps politiques abstraits, sans référence à une personne physique précise et dont la gravure de Abraham Bosse pour le frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes étudiée par Horst Bredkamp reste le modèle. Le souverain est le corps ou la tête (caput) de l’État, qui peut donc être représenté, animé, mis en scène. Certaines images entrelaçaient ces deux corps, pour louer à la fois le souverain concret, présent, mortel, unique, et la souveraineté du roi, immortelle, comme dans les effigies de cire des cérémonies funéraires des monarchies anglaises et françaises et des ducs de Lorraine ou certains monuments funéraires : le Roi pouvait alors être enterré et ne jamais mourir.
Mais quelle forme visible et signifiante donner dans ces conditions non au pouvoir d’un seul, mais au pouvoir du plus grand nombre, c’est-à-dire aux démocraties ? Comment donner à voir ce qu’est la République, c’est-à-dire un régime caractérisé par le libre choix de la forme du gouvernement mais aussi des gouvernants, dont la souveraineté est souvent partagée, contrôlée, provisoire et dont l’autorité ne vaut que pour autant qu’elle rencontre l’assentiment de ceux sur qui elle s’exerce par la loi ? Comment signifier en même temps la concurrence des gouvernants et leur participation solidaire au même régime, la lutte des intérêts et la poursuite de l’intérêt général, l’exaltation de la liberté et la soumission volontaire de chacun à la loi ?
De nombreux artistes ont relevé ce défi et proposé des réponses, parfois sublimes mais toujours imparfaites, conférant du même coup au enjeux esthétiques une place politique centrale, comme si la figuration de l’abstraction républicaine, impossible à enfermer dans un corps physique ou ima-ginaire, devait jouer un rôle dans l’expérience même de la République et rendre celle-ci plus tangible, plus visible et donc plus pensable et plus désirable. L’image de la République se cherche ainsi tout au long de l’histoire européenne. On en peut en prendre pour exemple, l’essor des Républiques médiévales, qui s’est accompagné dès le XIII e siècle d’œuvres majeures qui devaient dire et prédire la République et ses accomplissements, marquer la ville et son territoire, mais aussi légitimer le gouvernement du plus grand nombre face aux puissants du monde puisque longtemps ce régime là n’allait pas de soi.
Ambrogio Lorenzetti dans les salles du Palazzo Pubblico de Sienne au milieu du XIII e siècle, Ghirlandaio au Palazzo Vecchio de Florence au XV e siècle à la veille de disparition de la République avec le retour des Medicis, Donatello et Michel-Ange dans leurs David et bien d’autres encore, à Venise, dans des villes allemandes ou suisses, ont ainsi fait de l’expérimentation artistique une manière de faire voir et de faire vivre la République, une invitation constante à y penser et à la penser, en un mot une philosophie politique en actes. Cette philosophie muette exaltait, on le sait, la paix, la prospérité et la sécurité rendues possibles par le Bon Gouvernement (Lorenzetti), la vertu des citoyens sans laquelle le meilleur des régimes se corrompt inéluctablement (Ghirlandaio dans la sala dei Gigli), la liberté de petites Cités-États face aux monarchies et aux Empires (les David de Donatello et de Michel-Ange), la solidarité des citoyens au nom du Bien Commun, la noblesse, la justice et le dévouement de ceux qui préfèrent renoncer à leur intérêt personnel pour servir le bien de tous…
Ces réalisations, souvent destinées aux espaces publics (Hôtels de Ville, places publiques, salles de tribunaux, loggias…), étaient visibles de tous et rappelaient aux citoyens de ces États libres ce qu’était le régime qui protégeait leur liberté. Chacun pouvait les contempler et mesurer ce que la liberté exigeait de tous, d’autant plus facilement qu’elles s’adressaient aussi à ceux qui ne pouvaient les entrevoir dans l’espace de la Cité en étant démultipliées au moyen de gravures, de frontispices de livre, de médailles, de monnaies et de recueil d’emblèmes dont le recensement et l’étude restent à faire malgré les grandes enquêtes déjà disponibles. Ces œuvres, pourtant, fonctionnaient avant tout comme des prédications silencieuses et éloquentes à la fois à l’égard de ceux qui occupaient, pour un temps, les charges publiques, les admonestant sans cesse de se montrer à la hauteur de la tâche et des honneurs qui étaient les leurs : les statues de la Justice, si fréquentes dans les Cités-États allemandes et suisses, faisaient ainsi face à l’Hôtel de Ville ; elles regardaient les juges et leur rappelaient qu’eux aussi ils étaient sujets de la loi et donc tout autant jugés que juges. Servir librement un État libre et faire de l’intérêt général une règle de conduite dans l’exercice des charges n’était pas un mince engagement. Les signes de la liberté s’inséraient en cela dans un contexte républicain bien particulier, en bonne part décrit par John Pocock, Quentin Skinner ou Martin Van Gelderen.
L’artiste en républicain
Les ruptures politiques du XVIII e siècle, l’essor d’un républicanisme des droits, son exportation hors d’Europe vers l’Amérique et la naissance du régime représentatif ne vont pas frapper d’obsolescence ce long travail d’exhumation, d’interprétation et d’invention d’une esthétique spécifique des républiques et des républicanismes. On pourrait en multiplier les exemples : la présence massive des exemples de dévoués romains dans les manuels scolaires et les images pour enfants tard dans le XIXe siècle français, le triomphe des allégories féminines de la République héritées des modèles de la Charité en France, en Suisse, en Amérique Latine mais celui aussi des représentations de la République comme un corps composite fait du corps et des visages des citoyens et de leurs élus* ou encore la démonstration de la pérennité de la souveraineté dans la succession même des visages des présidents, des chanceliers ou des premiers ministres (comme dans ces galeries de portraits officiels que l’installation de Nicolas Milhé Énorme changement de dernière minute reprend et détourne en 2013) montrent que la figuration du gouvernement républicain continue bien de constituer un enjeu essentiel et un véritable combat des républicanismes modernes, qu’il est illusoire de vouloir réduire à de la simple propagande.
Mais les termes et les fins en sont boule-versés, comme le disent à leur manière le futur communard Félix Pyat en 1834 (« L’Art est presque un culte, une religion nouvelle, qui arrive bien a propos, quand les Dieux s’en vont, et les rois aussi ») ou trente ans plus tard l’auteur, anonyme, d’un article sur les « Beaux-Arts comme éducateurs » paru dans The Knickerbocker Or, New-York Monthly Magazine (« nous trouvons le temps de nous consacrer au développement local et à la culture esthétique cette force, cette confiance nourrie par le républicanisme »). Au-delà des questions et des préoccupations qui étaient celles des Cités-États, des Républiques urbaines et des patriciats inspirés par les vertus antiques, mais en choisissant parfois d’en conserver certaines ressources symboliques, les nouveaux États républicains font l’expérience de formes politiques inédites, souvent fragiles ou contestées, difficiles à exprimer dans les mots et les images hérités du passé, qui confèrent d’emblée au visuel une importance considérable tout en dressant de lui des obstacles sans nombre.
Car à l’instar de ce qui a été démontré par Jann Pasler à propos de la musique sous la IIIe République et un récent colloque sur les Marseillaises dans le monde, les arts figuratifs sont désormais investis de la mission de désigner ou de rendre visibles au loin les ambitions que s’assignent les nouveaux pouvoirs, par exemple dans la figuration précoce des devises qu’ils choi-sissent de se donner pour les exprimer sous une forme ramassée et programmatique : La Liberté ou la Mort ou Liberté, égalité, fraternité en France ; Liberté et ordre (Libertad y Orden) en Colombie à partir de 1834 (sauf durant le régime de Joé Maria Melo), Liberté au Venezuela à partir de 1811 puis Liberté-Indépendance surmontant Dieu et Fédération…
On peut légitimement tenir ici pour fondateur le moment historique du milieu du XIXe, autour des révolutions européennes de 1848, de l’émancipation politique de l’Amérique Ibérique et de la Réforme au Mexique, au cours duquel des acteurs nombreux sont soudainement en mesure de mettre en pratique leurs idées et leurs idéaux au sujet des enjeux esthétique du républicanisme. En 1834, par exemple, la Revue républicaine publiée par André Marchais assurait que « tout artiste qui ne veut pas seulement vivre un jour, doit se rallier franchement au drapeau républicain. C’est le seul drapeau poétique ». La Révolution représente ainsi à la fois une occasion et une épreuve. Pour comprendre ce qui s’y joue il faut donc revenir sur l’articulation de processus intimement liés : la désincorparation du pouvoir des nations démocratiques pour reprendre l’expression de Claude Lefort, qui parle d’une société « désormais vouée à accueillir l’irreprésentable », le basculement progressif et jamais total d’un républi-canisme de la vertu à un républicanisme des droits qui confère une place inédite aux constitutions écrites et aux libertés individuelles, mais aussi la formation d’une nouvelle grammaire visuelle destinée à faire aper-cevoir à la fois un corps politique invisible et les droits des citoyens. En France, en Suisse ou au Mexique, notamment, les arts figuratifs jouent donc un rôle détermi-nant dans des contextes à la fois dissemblables et proches, marqués par le retour ou -l’inauguration de régimes républicains et par les expériences démocratiques du suffrage universel, des mouvements de libération, de la rédaction et de l’adoption de constitutions écrites ambitieuses.
Les arts figuratifs doivent tout d’abord légitimer les nouveaux pouvoirs, justifier leurs dirigeants, esquisser le futur politique et ses promesses incertaines ou impossibles, puisque la Révolution ou la République sont à la fois attaquées de toutes parts et sans cesse dépassées par les attentes qu’elles suscitent elles-mêmes et sommées de répondre à des demandes de justice, d’égalité, de reconnaissance que seule la liberté peut engendrer. Pour répondre à l’hostilité des uns et à l’impatience des autres, certaines œuvres majeures se présentent ainsi comme des prophéties ou des théodicées, qui annoncent l’avenir, ou comme des galeries de portraits offrant au regard de tous les traits des dirigeants et invitant chacun à pénétrer dans les coulisses d’un pouvoir qui ne se cache plus et n’a plus rien de secret puisqu’il est exercé au nom du peuple, ou encore comme des mises en image de la supériorité et de l’universalité de la loi, monumentalisée et éternisée sur le modèle du Décalogue pour manifester la rupture avec l’arbitraire monarchique.
Exprimer et rendre visibles à tous les principes et les ambitions qui fondent le régime républicain et le distinguent des gouvernements arbitraires qui l’ont précédé ou combattu n’est pas le seul défi que l’art et les artistes doivent alors relever. Ils sont également invités à faire exister l’espace nouveau de la confrontation politique démocratique qui voit alors le jour, c’est-à-dire un espace public qui n’est plus celui de l’acclamation du pouvoir et des anciennes places royales, et à organiser celui-ci. Ils font à leur façon advenir cet espace public qui n’est ni un monopole, ni une propriété privée, mais un espace commun des citoyens, où chacun jouit théoriquement d’un droit équivalent à prendre la parole et où nul n’ignore la loi. Avec lui, ils doivent imaginer de nouvelles architectures morales pour abriter la représentation nationale, en rupture complète avec les assemblées et les conseils d’Ancien Régime, et concevoir des lieux capables d’abriter des parlements conforme aux ambitions d’un « gouvernement du peuple par le peuple » pour reprendre les termes d’Abraham Lincoln. Au fond, ils doivent faire voir ce qu’est la souveraineté du peuple dans des configurations bien différentes de celles des exemples historiques de démocratie directe longtemps érigés en modèles et donner forme politique à un corps politique immense et qui ne peut, sauf exception notamment en Suisse, jamais être réuni physiquement en un lieu.
Enfin, les artistes sont amenés à inventer ou à favoriser des formes d’adhésion et de mobilisation des peuples quitte à essentialiser ceux-ci : certains célèbrent ainsi un peuple idéal, unanime et vertueux, soucieux de jouer le rôle qui lui revient désormais ; d’autres illustrent et imaginent des formes spécifiques de culte pour reprendre l’expression de Félix Pyat, détournant les codes de l’image religieuse vers d’autres destinataires de la ferveur pour illustrer fêtes, cortèges et autres cérémonies du consensus ; d’autres encore édifient des lieux de mémoire nouveaux, qui doivent conserver le souvenir des luttes et des héros de la liberté et obliger les citoyens du futur à en imiter les vertus.
Là encore, les textes et les images abondent, qui relient explicitement évènements politiques et innovations artistiques. En 1848, une vibrante invitation est lancée aux artistes pour qu’ils soient candidats aux élections en vue de la Constituante de 1848 car « les arts ont une importance capitale dans un État. Leur puissance d’initiation est immense. Tous les artistes sont des poètes, et poète veut dire prophète ». Cet appel ne reste pas sans conséquences, puisqu’un concours des figures de la République est rapidement, qui rencontre un grand succès. Un an après, l’Avant-Garde s’inscrit encore dans la veine prophétique pour distinguer deux principes ou deux faces de l’art : l’une qui « porte l’empreinte de l’individualisme : c’est l’état actuel des choses ; la seconde l’empreinte de la fraternité, c’est l’avenir (…) c’est l’art en vue d’un enseignement ». Fonder un art d’avenir, républicain et formateur, soucieux de solidarité, suppose donc ici de renoncer à l’art pour l’art, autrement dit à la lutte spécifique des artistes pour leur propre liberté. Près d’une génération plus tard, en 1863, dans le contexte du Second Empire et de ses procès contre les artistes et les littérateurs (procès de Baudelaire et de Flaubert en 1857), le Dictionnaire général de la politique de Maurice Block propose une longue citation de Louis Blanc pour qualifier les Girondins : ce sont des artistes, c’est-à-dire au fond de rêveurs généreux et d’idéalistes. « Ce furent des artistes égarés en politique (…). Artistes, ils durent aimer la liberté, sous les traits d’une femme jeune, belle et forte ; artistes, ils durent fonder la république, telle qu’elle se dressait devant eux, à Rome et dans Athènes ». À sa manière, Blanc souligne ainsi l’influence des arts sur la manière de concevoir et d’édifier la République, le rôle des allégories, le poids des modèles antiques, mais aussi les effets de la division sociale du travail, qui permet finalement d’affirmer que l’artiste s’égare en politique. On comprend alors pourquoi, après le moment clé des Révolutions de 1830 et de 1848 en France, ces célébrations et ces aspirations n’aboutissent jamais totalement, comme si l’autonomie de l’art et le travail de consolidation républicaine rendaient impossible ou éphémère la construction artistique de la République et de l’idéal républicain et, sauf exception, inévitable la méfiance réciproque des avant-gardes politiques et artistiques : les deux univers sont trop éloignés, malgré les espoirs d’émancipation mutuelle, et finalement la République ne fait entrer aucun artiste au Panthéon.
Mais le cas français, désormais bien connu, ne peut être universalisé qu’au prix de l’oubli de ce qui historiquement a été entrepris pour justement le constituer en modèle, qu’il s’agisse de la République, des droits de l’Homme, ou de l’autonomisation de la condition artiste. Nous savons aujourd’hui que cette singularité est trompeuse et qu’elle imprime un double biais à la compréhension des théories républicaines et des choix artistiques qu’elles inspirent, qui nous fait minimiser par exemple les formes particulières de l’esthétique républicaine sud-américaine, qui ne poursuit pas nécessairement un travail de rupture avec le catholicisme, ou les enjeux du fédéralisme suisse dans la manière de représenter le corps politique ou encore les conditions historiques de circulation et de réinterprétation des réponses visuelles au défi de la figuration du gouvernement du plus grand nombre. Même si la singularité de l’expérience française et de l’héritage révol-utionnaire ne fait aucun doute, l’histoire des formes républicaines ne se réduit nulle-ment à cette matrice. Elle conjugue, au contraire, des traditions très différentes, qui entretiennent entre elles des relations qu’il faut explorer en détail pour en comprendre les enjeux contemporains. Tout indique en effet qu’il n’est plus aujourd’hui possible de proposer un narratif unique qui décrirait l’histoire rectiligne d’une seule République, aux principes universellement connus, dont il suffirait de montrer le lent accouchement théorique et historique : les Républicanismes et les Républiques sont objets de discussions, de confrontations, de conflits entre des aspirations et des traditions différentes qui dialoguent et souvent s’opposent sur ce que doit être, justement, la République. Il en va de même pour la circulation des choix artistiques que seul un regard superficiel peut réduire à la copie effrénée par les périphéries culturelles de modèles venus du centre parisien.
Milhé et le dépaysement critique
C’est en ayant à l’esprit cette histoire si longue et si diversifiée de la construction artistique de la Res Publica que l’on peut prendre, en partie, la mesure de la portée des images et des installations de Nicolas Milhé. Car on pourrait ici reprendre systématiquement quelques-unes des questions que soulèvent ses interventions à propos de notre manière de penser la politique et d’agir dans l’espace publique, qu’elle semblent à la fois porter au jour, détourner, subvertir et convertir en véritable outil de reconquête citoyenne, pour montrer qu’elles réinvestissent les lieux communs essentiels de la pensée républicaine et démocratique débattus depuis les cités antiques et médiévales. L’artiste n’a pas besoin de philosopher dans les livres pour être un philosophe politique comme le disait Skinner à propos de Lorenzetti : il lui suffit ici de faire de ses interventions l’occasion de se demander ce qu’est, justement, une intervention publique, une œuvre d’art dans cet espace que nous qualifions sans y penser vraiment d’espace publique, ou encore un public qui n’est pas seulement un agrégat anonyme de consommateurs. Et les questions ne manquent pas. Qu’est-ce que la continuité de l’État et de la loi lorsque ceux qui les incarnent se succèdent régulièrement, changent de discours et de perspectives et se présentent parfois comme les hérauts de bouleversements profonds (Série de portraits de présidents en 2013) ? Quel est le véritable visage du peuple souverain et du législateur et que nous dit-il des bornes de la citoyenneté (Montaigne, statue pour le Palais de Justice de Bordeaux, 2014) ? Que représente encore l’idéal républicain dans une société que sapent les inégalités croissantes, la sécession des puissants, le triomphe des marchés qui s’affranchissent des gouvernements souverains et que signifie son invocation constante alors même que nous observons les progrès d’un désenchantement démocratique funeste qui se manifeste ici dans l’abstention, là dans la progression des nationalismes (Respublica, 2009) ? Qu’est-ce qu’une assemblée poli-tique ? Qu’est-ce que l’architecture particulière des lieux où elle se réunit nous dit de sa composition et de son fonctionnement ? Que voit-on vraiment dans l’hémicycle, cette invention récente qui emprunte au théâtre une manière de faire asseoir des délégués, de les rendre parfaitement égaux au regard de la construction de la volonté générale, de les mettre en spectacle, et comment en corriger les effets désormais bien connus d’éloignement entre élus et électeurs, en professionnels de la politique et citoyens (Agora, 2011) ?
Regardons cette Agora et prenons-y notre place un instant. De quoi s’agit-il ? Des gradins et d’un immense miroir de même dimension, disposés en vis-à-vis, sans perchoir, sans pupitre, sans point vers lequel devraient converger tous les regards. Avec ce projet d’installation, en partie réalisé en 2017 dans la cour d’honneur de l’Université de Lyon, Nicolas Milhé s’empare encore de la question du politique, pour en reprendre et subvertir le langage, les codes, les usages symboliques.
Ce n’est pas sa première intervention en la matière mais avec cette Agora, que ne fréquente pour l’instant qu’un chien isolé qui suggère à la fois la mesure de l’œuvre et le vide d’un espace qui devrait être celui où se regroupent des dizaines de personnes, Nicolas Milhé soulève en effet une question centrale des systèmes démocratiques – celle de la représentation – que le discours et la pratique politiques courantes occultent ou ensevelissent sous les routines et les abus de langage. Il nous invite par ce dispositif en abîme à nous interroger sur ce que nous ne pensons plus en citoyens, captivés comme nous le sommes par de fausses évidences qui nous font tenir pour allant de soi des règles, des principes, des organisations contingentes.
Sa nouvelle installation est en effet une architecture morale : un dispositif qui doit rendre visibles les formes et les fins particulières assignées à la vie politique et plus précisément à la représentation nationale. Mais elle est si différente des architectures politiques auxquelles nous sommes habitués et notamment de l’hémicycle qui s’est largement imposé depuis la fin du XVIII e siècle comme la disposition la plus commune des Parlements propres aux régimes représentatifs, qu’elle nous surprend. Car il n’est pas question ici de disposer en éventail ceux qui prennent place sur les gradins sous le regard d’un observateur unique – le législateur – qui assigne à chacun une à la fois position spatiale et un positionnement politique : à gauche, au centre, à droite, comme c’est le cas depuis la Révolution française. Ceux qui sont assis sur les gradins d’Agora le sont sous leurs propres regards : ils se voient eux-mêmes, s’observent et se regardent en train de s’observer, faisant ainsi l’expérience d’un échange égalitaire et collectif.
Ce dispositif nous entraîne alors dans une réflexion critique essentielle pour l’avenir des pratiques démocratiques. Car il vient rappeler qu’une Agora n’est pas une vague place publique ou un espace de rencontre dans un centre commercial, mais à la fois le lieu et l’institution de la naissance de la démocratie. Nous en faisons tous partie et nous devrions inlassablement nous demander ce qu’est cet espace du politique et le rôle de ceux qui l’occupent avec nous ou pour nous.
Cette Agora en miroir nous invite ainsi à nous demander ce qui constitue véritablement une représentation politique juste ou démocratique, si elle doit forcément nous ressembler et être à l’image des mille visages de notre société, un miroir de celle-ci en somme, ou si elle peut reposer sur des professionnels qui nous représentent autrement, siègent pour nous et décident en notre nom. Elle est mise en question de ce que le fonctionnement des régimes représentatifs et la délégation par le peuple souverain de la fabrication de la loi à des représentants de plus en plus professionnalisés et différents sociologiquement de ceux qui les désignent ont peu à peu produit : une représentation politique qui n’est pas représentative. Agora soulève par là quelques-unes des questions essentielles au cœur des théories démocratiques les plus suggestives du moment : la critique contemporaine des élections, la dénonciation des impasses du régime représentatif classique qui favorise la production et la reproduction d’une élite conformément à ce qu’Aristote ou Montesquieu avaient souligné, et surtout la réévaluation croissante de la pertinence du tirage au sort des citoyens pour être députés, sénateurs, conseillers municipaux pour remplacer -l’aristocratie des élus. L’installation de Nicolas Milhé nous fait ainsi retrouver la forme politique de la démocratie directe – les citoyens prennent directement part dans l’Agora aux décisions qui les concernent – et considérer à nouveau notre présence dans la Cité comme l’une de nos obligations principales.
Il faut donc s’assoir sur les gradins de l’Agora moderne de Nicolas Milhé et nous voir siéger nous mêmes dans ce lieu du débat public et politique pour comprendre l’urgence démocratique qu’il révèle.
* http://www.bbc.com/future/story/20171018-this-is-the-face-of-the-average-american-politician
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