Le renard libre dans le poulailler libre

Matthieu Clainchard, 2020

Ne vous fiez pas à cette courte et limpide liste. Les choses de l’art ne sont jamais que ce qu’elles semblent être ! Et le What you see is what you get ne saurait s’appliquer au cas de cette exposition de Nicolas Milhé au Museo de Arte Contemporáneo de Querétaro. Et comme les objets résistent toujours à leur description, l’observation, la curiosité et la déconstruction sont des sports amis. Les images, motifs et citations en présence sont prises dans un écheveau de références si serré qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Je me permet cette expression idiomatique française, pardonnez-moi chers lecteurs hispanophones, parce que « le travail de Nicolas Milhé est rempli de figures illustres et de notions personnifiées. Gouvernants, Figures de pouvoir, Illustres historiques... mais aussi de nombreux animaux notamment des chiens (Canis lupus familiaris) » {note}1, qui nous ramènent aux très françaises et animalières Fables de La Fontaine à propos du pouvoir et de ses exercices.

Le loup (Canis lupus) dont il est question cette fois-ci, malgré son absence physique - pas de spécimen naturalisé, pas de reproduction en bronze selon les habitudes de l’artiste même si Le berger Allemand est évoqué par une photo discrète – ce loup est un véritable humain : Milton Friedman (charmant personnage), dont on peut entendre et entrevoir un extrait de discours dans Milton dont la bande-son composée par Post-California aka Aurélien Delamour est spécialement angoissante. Et pour cause : Milton Friedman, fondateur de l’école (d’économie) de Chicago et promoteur zélé de la cause ultra-libérale, prosélyte inlassable d’un système économique (et social) basé sur l’accumulation de biens dans un univers de surproduction assuré par des esclaves énergétiques (energy slaves) nous explique comment prospérer.
Théorisé au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, à une époque ou l’économie mondiale est essentiellement basée sur une exploitation coloniale des ressources tant matérielles qu’humaines qui perdure encore : l’energy slave comme quantification de l’énergie de production dépensée en équivalent de force de travail humaine contrainte (comme unité de mesure ? Sérieux ?!). Et ce n’est pas un hasard si « En 1930, l’entreprise Westinghouse crée le mechanical negro un automate ressemblant à un Afro-américain, le premier esclave mécanique, un robot pouvant accomplir des tâches simples (balayer, s’asseoir, etc.). Pour Bob Johnson (son inventeur), il donne un visage humain à l’énergie mécanique — alors que les machines industrielles n’ont ni visage, ni sentiments » {note}2. J’y vois une vision assumée, esclavagiste raciste du monde où les forces de production, des individus considérés comme étrangers au droit, sont exploités dans une course au profit et à la mort. Le miroir, authentique, est bien réel, même si l’œuvre ne nous présente que son teint, sa partie mate. Son reflet est réservé à la figure qu’il nous présente à qui il impose un méchant dispositif autotélique à répétition. (bien fait !)

Comme l’idéologue déguisé en économiste {note}3 prônant l’avènement du renard libre dans le poulailler libre, les « drapeaux » évoqués plus haut sont déguisés en peintures abstraites qui, si elles évoquent l’abstraction géométrique (hard edge) des années 80 et du mouvement NEO GEO, sont des copies de motifs ready-made de drapeaux coloniaux et/ou de chartes graphiques de l’industrie mondiale. « En résonance aux peintures de Peter Halley qui proposaient par leur géométrie, une représentation des constructions sociales inspirées des écrits de Foucault ou Baudrillard ; les abstractions géométriques présentées ici se font l’écho d’une déconstruction des formes du pouvoir » {note}4, empruntant impertinemment et simultanément aux codes de la vexillologie (la science des drapeaux), du branding et de la communication visuelle de masse. Et comme le diable est dans les détails, il y a sûrement un indice dans les représentations « carnavalistes » (celles des mondes renversés) de morts menant des actions de vivants également présentes dans l’exposition. Nous ne sommes pas ici dans un univers tangible et immuable mais bien dans le domaine des conjectures et des possibles dégagements d’un capitalisme macabre qui commencent par l’énonciation sans fard mais non sans malice du réel. La Fable que nous présente Milhé, peuplée de pantomimes squelettiques et d’animaux personnifiés (ou l’inverse), de vessies et de lanternes, de badernes et de zélateurs, décorée des symboles du nationalisme et du business unifiés, est avant tout animée d’une politesse du désespoir {note}5 qui ne nous promet pas de magie et nous laisse perplexe.

... dans cet antre ?

Je vois fort bien comme l’on entre,

Et ne vois pas comme on en sort. {note}6

1J’vis dans un rêve érotique où j’parle peu mais j’caresse le monde, le décorum formidable et républicain. Marielle Chabal, à l’occasion de l’exposition La garde. Eternal network, Tours. 2019.

3Nommé prix Nobel d’économie en 1976, Milton Friedman a, en plus d’une œuvre d’étude poussée des mécanismes monétaires, surtout fait œuvre d’idéologue et fût un défenseur hardant de l’idée néo-libérale qui par exemple appliquée en Amérique latine (par des économistes formés par ses soins) « (…) était démentie par les soupes populaires, les flambées de typhoïde et les fermetures d’usines au Chili, où régnait le seul régime assez impitoyable pour mettre ses idées en pratique ». « la définition de la liberté de Friedman, selon laquelle les libertés politiques sont accessoires, voire inutiles, par rapport à la liberté commerciale sans entraves » Naomi Klein, La Stratégie du choc. 2007

4Anouck Lemarquis, à l’occasion de l’exposition Yougoslavie 2019, Silicone, Bordeaux.

5= humour

6Le lion malade et le renard. Jean de la Fontaine 1668.

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