« Sous les grandes continuités de la pensée, sous les manifestations massives et homogènes d’un esprit ou d’une mentalité collective, sous le devenir têtu d’une science s’acharnant à exister et à s’achever dès son commencement, sous la persistance d’un genre, d’une forme, d’une discipline, d’une activité théorique, on cherche maintenant à détecter l’incidence des interruptions {note}1. »
Dans une première vitrine, un manuel de géographie de classe de 3e, La France, aux éditions Bordas, datant de 1972, destiné aux enseignants pour validation du programme de l’année suivante, sur la couverture duquel une image du Concorde en vol, vu d’en bas, triangle effilé dans le ciel bleu à peine voilé de quelques nuages épars. Un exemplaire fermé ; à côté, un autre ouvert sur une double page présentant les « caractères généraux de l’économie » à travers deux images superposées, l’une d’un paysan bêchant la terre à l’aide d’une charrue tirée par un bœuf, l’autre d’un train gris métallisé glissant sur coussin d’air dans le ciel bleu d’une campagne, l’aérotrain destiné à relier Orléans à Paris en moins de 30 minutes.
L’origine de ce travail de Benoit Pierre intitulé Geostory est ici inscrite en préambule, dans le contraste entre deux visions du monde contemporain et surtout dans leur opposition didactique qui manifeste une croyance absolue dans le progrès. À l’heure où les philosophes français commençaient à penser la fin des grands récits de la modernité, les discours officiels de l’historicité se maintenaient dans l’illusion d’un progrès dont l’artiste s’empare ici pour le déjouer.
Dans les autres vitrines, des doubles pages de ce même manuel, mais détachées de leur origine livresque, feuilles suspendues ou surélevées et trouées dont les vides laissent voir des traces de crayon bleu, contours de formes précises mais invisibles, traces d’une absence d’image. Les découpes dans la feuille produisent des zones d’ombres, introduisant une couche supplémentaire dans cette juxtaposition : des dessins ou morceaux de papier, traces de ce que l’image contient. Sur une double-page, par exemple, la partie gauche sur le commerce extérieur montre une publicité pour les oranges : « Oranges d’Espagne, plus proches donc plus fraîches » et des cargos dans un port. Sur la page de droite, consacrée à « L’aide au tiers-monde », la main d’un homme blanc désigne d’un doigt une zone géographique au milieu de la mer autour de laquelle sont posées des mains d’enfants noirs. L’image a été incisée, et ce que désigne cette main est désormais vide, traversé de traits bleus, contours d’infrastructures, fantômes d’une histoire révolue. Sur une autre double-page, consacrée à l’immigration, on trouve une édifiante carte de France qui flèche les pays d’origine des étrangers qui vivent en France : Espagnols, Italiens, Portugais, Belges, Polonais, seuls les pays européens sont représentés avec une exception pour l’Afrique du Nord. Une image sans réalité.
Ce qui est en jeu ce sont les images elles-mêmes, ce que déclare la photographie comme vision de l’histoire relevant d’un certain discours, celui du savoir, scolaire en l’occurrence, qui dit, d’un seul point de vue, les migrations, les colonisations, les dominations, la modernisation. Ce discours univoque est remis en jeu par le geste de Benoit Pierre dans une entreprise de révélation, au sens de lever le voile, des in-vus et non-dits de l’histoire. Ce geste est celui de la découpe, de la fouille, du travail d’archéologue minutieux de l’image, qui fait apparaître des anachronismes, des agencements signifiants, des associations d’images singulières. Qui raconte, dans un esprit foucaldien, l’histoire des à-côtés, des marges.
L’incidence de ces interruptions que Michel Foucault cherche à détecter et qui ouvrent L’archéologie du savoir dans sa lutte contre ’histoire totalisante désigne un attachement à l’histoire fait d’anachronisme, de ruptures et de discontinuités. Ce rapport complexe de Foucault à l’histoire trouve un écho dans les préoccupations de nombreux artistes et on le retrouve ici, dans cette volonté de rendre manifestes les discontinuités du temps. Une manière de redistribuer les cartes des discours de pouvoir pour en faire une autre lecture.
Face aux vitrines, installée sur le grand mur, une série de dossiers ouverts en papier kraft sur lesquels des éléments sortis des livres mais reprenant le principe de la superposition d’images, donnant une épaisseur au temps et à la lecture, sont aléatoirement disposés. Les dossiers en kraft, solarisés, usés par le temps, sont autant de dossiers à charge qui contiennent les fantômes de toute histoire légitimés par les photographies. Ce sont différentes configurations, différents déploiements sur le mur. Le déplacement dans l’espace le long du mur importe ici. Le récit se construit dans le mouvement du corps, jouant d’un déplacement latéral dans l’espace comme dans le temps et trouvant une profondeur dans les couches superposées de la mémoire collective et individuelle.
Les images sources provenant du manuel sont réutilisées, agrandies, découpées, agencées à d’autres images, suivant l’ordre du manuel, accompagnant donc sa logique historique, mais travaillant à l’ébranler par ce travail de fouille. Une sédimentation cartographique qui s’apparente à des stratigraphies. Le travail de découpe a pour vocation de faire apparaître une vérité contenue (mais invisible) dans l’image elle-même.
Le geste de creuser, de vider (matière ou papier) résout un mystère, s’efforce d’atteindre cette vérité, en allant au-delà de la surface des choses. Les couches s’accumulent, les strates. Ce que nous voyons forme des
« sédimentations d’images sans image » selon la formule employée par Theodor Adorno pour désigner les oeuvres d’art et il s’agit d’en faire l’expérience.
« Vivre et enregistrer ces expériences, écrit-il, est la voie subjective vers le contenu de vérité {note}2. »
C’est aussi la seule forme de réalisme possible.
Ces expériences permettent d’accéder à des constellations historiques derrière la façade de la réalité.
Un paysage de campagne lumineux aux herbes brillantes de soleil trace les contours d’un char ou d’un véhicule qu’on peut supposer militaire qui n’apparaît qu’en creux et qui laisse voir une place publique envahie de monde. Il y a ce qui apparaît dans les juxtapositions, mais il y a aussi ce qui disparaît dans ce travail de creusement, d’excavation, ce qui manque ; ainsi à la révélation s’ajoute et se superpose la disparition. Des mots se détachent ici ou là, des indices, mais aucune déclaration. Le sens se fait de la lecture déployée dans l’espace du travail dans une forme d’éclatement. Les vides, les manques, les interstices, dans ce qu’ils manifestent, brisent la continuité et dynamitent le savoir.
Dynamiter le cours de l’histoire, pour reprendre une métaphore explosive utilisée par Walter Benjamin, pour affirmer le présent, à travers l’incidence.
En renonçant à l’élément épique de l’histoire, le matérialisme historique, dit Benjamin, la dynamite, c’est-à-dire qu’« il l’arrache à la “continuité” réifiée “de l’histoire”. Mais il fait également exploser l’homogénéité de l’époque. Il la truffe d’écrasite, c’est-à-dire de présent {note}3. »
L’écrasite (un acide explosif ) est alors un autre nom de l’œuvre d’art.
Rompre la linéarité du temps historique – émergences distinctes, montages anachroniques – devient le reflet de l’émergence des multiplicités et de l’avènement du présent.
Tel un archéologue des images, Benoit Pierre évide, gratte la surface des illustrations qui ne sont qu’une autre forme du discours dominant qui fait l’histoire. Il met ainsi au jour les étapes d’un processus, en fixe un moment en ouvrant un espace interstitiel dans la linéarité.
Dans cette imagerie de la modernité qui va de l’avant comme le Concorde ou l’Aérotrain, les surfaces ainsi creusées par Benoit Pierre perturbent la droite ligne de l’histoire et introduisent des temporalités supplémentaires, du temps complexe, de la durée.
Sally Bonn
Novembre 2017
1Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, tel Gallimard, 2008, p. 11.
2Theodor Adorno, Paralipomena, in Théorie esthétique, traduction par Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, Paris, Klincksiek, 1989, p. 359.
3Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, traduction Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann (1982), Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 492.