Je ne peux pas situer précisément la naissance de Benoit Pierre. À Madagascar, parmi les enfants qui viennent s’installer autour de lui comme un rempart humain pour composer, par va-et-vient, un paysage de bras et de jambes ?
À Venise, à Paris peut-être plus encore, où la caméra est oubliée parmi les cent autres silhouettes photographes, et les pigeons qui circulent, indifférents.
Alors le temps se dilate.
Alors il y a place pour que l’épaisseur du monde engloutisse le rêveur et laisse les impressions s’accumuler. _ Drôle de temps du réel, où Benoit Pierre plante son dispositif, s’y installe, s’oublie dans une mécanique qui ouvre l’œil et qui capte, presque froide, ce qui vient à elle, le temps d’une révolution. Derviche tourneur. Il n’est plus tout à fait présent à l’autre mais tout à fait disponible à ce monde immédiat qui imprime sa caméra. Il laisse tout venir. Confiant. Advienne qui voudra.
Puis c’est dans les montages qu’il a poursuivi sa route, surtout, montages qui vont surgir, par nappes successives, plus tard. Le capteur est devenu chercheur de pépites et mille histoires s’esquissent soudain, mille trajectoires inaperçues, dans le mouvement universel et circulaire. Alors peut-être Benoit Pierre affirme là son écriture, taille sa pierre. Le regard va aller aux images, les scrutant une par une, dans un mouvement centripète, qui recompose. Le chercheur d’or est aussi un orfèvre.
Et je vois là, moi, des choses jamais vues.
Je vois le temps qui passe.
Je vois le flux se fabriquer et se décomposer pour faire surgir d’autres rythmes, d’autres enchaînements, d’autres possibles. Où le temps de la prise de vue devient sujet, où l’empreinte devient autonome et refabrique d’autres traces de mondes parallèles. Je vois des mouvements secrets et des figures discrètes faire des signes, comme des messages codés qui gardent leur mystère. J’aperçois la densité du monde qui danse et qui trébuche, fugitivement, dans un vertige.
Et puis il y a le temps de la projection, rencontre où les images se télescopent, esquissent entre elles de nouveaux réseaux secrets qui brouillent, éclairent autrement et puis épurent, et puis réépaississent ce que l’on avait cru décrypter, et où le son monte, de nulle part, comme un souvenir indéfinissable du brouhaha du monde qui se serait caché, et qu’on libèrerait par vague, comme un parfum.
Benoit Pierre n’épuise pas ses images ni ne les domestique. Fixes ou animées, elles ne livrent jamais totalement leurs secrets. La maîtrise apparente du dispositif et sa technicité rigoureuse dissimulent un étonnement constant qu’il nous fait partager, et tous nos sens en alerte cherchent un parcours possible, se laissent bercer, résistent, puis recommencent à errer. La matière de l’image numérique est généreuse : elle se dilate, devient transparente, s’efface, s’affirme, se superpose, diaphane.
Fantômes d’un monde trop intense, les vidéos et les montages photographiques de Benoit Pierre ne réorganisent pas le réel : ils en désignent, comme des éclipses issues d’une mémoire libérée, la densité et la grâce.
Des mirages.
Irène Miroir
Juin 2007