« Si rien ne réussit tant que la réussite, rien ne rend davantage captif que la réussite » {note}1
Emboîtements et croisements incessants constituent le cœur du processus créatif à l’œuvre dans le travail de Benoit Pierre. Geostory, dans le sillage de la démarche entreprise dans National Story kit, opère comme une matriceaux multiples ramifications qui ont trait à l’écriture de l’histoire et à sa transmission. À partir d’un manuel scolaire de 1973 qu’il entreprend de creuser littéralement, l’artiste laisse surgir d’autres contextes et d’autres strates sous les strates. Aussi, interroge-t-il, l’héritage de la pensée dépositaire des trente glorieuses et son condensé de clichés quant à la foi caricaturale au progrès technologique. Il joue ainsi subtilement avec la notion de l’hétérotopie et brouille la linéarité temporelle et spatiale.
Dans Geostory, Benoit Pierre fait surgir par le truchement de coupures et de superpositions, des paysages à la fois “utopiques” et dystopiques. Il remodèle ainsi le monde selon un projet qui vise à saper la connaissance offerte dans les manuels, sous tendue par un projet politique et idéologique, à peine dissimulé, d’imposer le modèle du progrès occidental au reste du monde. Cette vision allait de paire avec le mépris de l’autre envisagé comme une donnée quantitative, une “chose”. La carte d’immigration du manuel scolaire en est la preuve éclatante. Benoit Pierre répond avec son travail à l’urgence de se défaire de ce lourd héritage, tout en restant vigilant afin de pouvoir détecter et déjouer les “nouvelles ruses de la colonialité” {note}2. La subtilité des rapprochements dans la création de nouvelles images à partir d’un matériau ordinaire donné, crée une indiscernabilité qui joue fortement du registre poétique. Aussi, le contenu politique travaille-t-il en profondeur, l’artiste ne cédant jamais aux messages littéraux.
Maîtriser la nature, soulever des montagnes, détourner les fleuves de leur cours, extraire jusqu’à épuisement les ressources naturelles, sont autant d’opérations liées à une certaine idée du progrès qui laisse aujourd’hui le goût amer du désenchantement. Car, comme le dit très justement le philosophe Hans Jonas, « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace » {note}3. Benoit Pierre pointe ainsi, à sa façon, le paradoxe majeur relevé également par Bruno Latour : « Ce qui est particulièrement désespérant quand on lit les documents de la sous-commission sur la stratigraphie, c’est qu’elle parcourt exactement les mêmes éléments que l’on aurait pu lire dans n’importe quelle recension au XXe siècle des exploits accomplis par les humains pour “maîtriser la nature”, sauf qu’aujourd’hui la gloire en est passée {note}4 ». Dans un monde qui n’a donc plus le luxe ni la naïveté de croire aveuglement à ce type de progression du cours de l’histoire, l’artiste soulève la question brûlante de l’environnement dans sa dimension éthique et politique. Nous arrivons effectivement au point où la nature, devenue par l’intervention de l’homme vulnérable, devient objet de la responsabilité humaine {note}5. C’est à cette responsabilité qu’appelle Benoit Pierre.
« Le bras court du pouvoir humain n’exigeait pas le bras long du savoir prédictif {note}6. ». Or, en matière d’environnement la prise de conscience ne se traduit pas toujours d’effet alors qu’on constate amèrement que plusieurs états s’engagent pour mieux reculer. L’artiste mesure l’impératif de l’urgence d’agir et engage sa responsabilité en tant qu’homme et artiste à la fois. Dans ses œuvres les plus récentes du cycle Air Glacière, il relie organiquement les questions d’ordre éthique et politique au sens large à des questions artistiques. Aussi, le problème de la destruction environnementale lié à celui de la surproduction et surconsommation des biens n’est-il pas sans questionner parallèlement l’héritage de l’art moderne.
Benoit Pierre prend comme point de départ l’objet industriel et son introduction dans le champ de l’art comme objet trouvé. Dans une période d’une surproduction d’objets industriels de plus en plus sophistiqués et souvent de plus en plus inutiles, que fait-on aujourd’hui, de l’héritage du readymade ? Que fait-on de cette surproduction et de la kyrielle des problèmes que cela pose : éthiques, politiques, environnementaux ?
L’artiste prend à témoin, avec une certaine malice, comme s’il n’en était rien, une pelle à neige. Cette dernière usée et calcinée condense plusieurs niveaux de sens que l’artiste inscrit dans une longue histoire. Tout d’abord celle de l’invention de l’outil dans la préhistoire {note}7, qui augmente effectivement la force du travail de l’homme devenant en somme comme le prolongement de sa main ; rudimentaire, elle rappelle par ricochet un état de nature qui n’était pas affectée dans son équilibre par l’homme.
Celle ensuite, utilisée comme instrument de mesure par Frederic Winslow Taylor (1856-1915) dans son effort de rationaliser le travail pour en augmenter la productivité. Dans une curieuse coïncidence chronologique c’est en 1915, année de la mort de Taylor que Duchamp choisit la sienne à New York, la sort de son cycle de production et d’efficacité taylorienne et la transforme par son geste en en readymade, le bien connu In advance of the broken arm (1915/1964) {note}8. C’est en 1964, année de l’édition de ce readymade par Arturo Schwarz que Joseph Beuys réalise sa pelle à deux manches, peu efficace du point de vue de son utilité, ainsi que son action télévisée “Le silence de Marcel Duchamp est surestimé {note}9”. Beuys entre en résonance avec l’héritage de Duchamp dont il interroge l’efficacité en termes d’action sociale, en optant quant à lui pour l’action transformatrice de la société. Son projet de “sculpture sociale” est habité par le rêve d’un “futur positif” en vue de la transformation de la société au moyen de l’art. Sa préoccupation et son inquiétude sur l’état du monde et de la nature prend différentes formes dont une action spectaculaire, qui ne garde finalement de sa force que le geste : celui de planter (avec une véritable pelle à la main) 7.000 arbres accompagnés chacun d’une pierre basaltique sous forme de prisme {note}10.
Loin d’un romantisme mystico-religieux à la manière de Beuys, loin également du geste du Duchamp dont il reconnaît la radicalité pour son époque, Benoit Pierre interroge ces multiples héritages. Il aurait tellement aimé par moments pelleter les nuages {note}11… Mais il n’a plus le luxe de rêver d’un “futur positif”, ni d’imaginer de gestes qui théâtralisent de façon spectaculaire son action ; il agit au contraire d’agir avec humilité. Sa propre pelle calcinée et fragile vient clore, en une boucle, un certain processus lié à la création/destruction, comme pour marquer l’échec du discours triomphant du progrès, dont elle incarne le moment de la désillusion. À la notion de l’hétérotopie qui parcourt son œuvre, vient s’ajouter celle de l’entropie puisque le bois calciné retournera à la nature pour poursuivre son cycle.
Benoit Pierre pense la place de l’artiste en tant qu’homme au sein du processus de transformation de la nature et de l’environnement. De façon de plus en plus consciente, il rejoint dans sa trajectoire artistique les interrogations des penseurs sur l’impact négatif de l’Anthropocène et sur la responsabilité immense de l’homme sur l’avenir de la terre. « Quel “constructeur social”, résolu à montrer que les faits scientifiques, les relations sociales, les inégalités entre les sexes, ne sont “que” des épisodes historiques fabriqués par les hommes, aurait osé avancer que la même chose peut se dire aussi de la composition chimique de l’atmosphère {note}12 ? »
L’artiste met au cœur de sa réflexion la responsabilité humaine face à cette situation urgente et propose à notre réflexion des menus signes, tel un curieux anthropologue, époustouflé par les surprises du monde, tantôt heureuses, tantôt inquiétantes. Et il creuse les livres, il creuse les tables, il creuse les choses en un mouvement parfois minutieux et subtile, parfois brutal et compulsif. Il ne cesse de jouer subtilement avec des images qui dans la sérénité de leur force cachent parfois le dragon qui va nous manger. Ainsi du déplacement d’un esquimau dans un espace désertique qui pourrait figurer une image poétique de non-sens surréaliste si elle n’était pas une dystopie mélancolique, liée au grand problème du dérèglement climatique dont les effets catastrophiques dans le long terme, risquent d’emporter le monde.
Androula Michael
Février 2018
1Hans Jonas, Le principe de responsabilité, (1979), Paris, Flammarion, coll. champs, 1990, traduit de l’allemand par Jean Greisch, p. 36.
2Nadia Yala Kisukidi, Loetitia africana - Philosophie, décolonisation et mélancolie, Écrire l’Afrique-Monde, Achille Mbembe, Felwine Sarr (éd), Philippe Rey/Jimsann, Dakar, Sénégal, 2017, p. 58
3Hans Jonas, Le principe de responsabilité, op. cit., p. 15.
4Bruno Latour, L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe, De l’univers clos au monde infini, Emilie Hache (éd.),Éditions Dehors, 2014, p.31. Il se réfère ici aux propos de la sous-commission du Congrès de Géologie Internationale de 2016.
5Hans Jonas, Le principe de responsabilité, op. cit., p. 31.
6Hans Jonas, Le principe de responsabilité, op. cit., p. 30
7Voir André Leroy-Gourhan, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945.
8In advance of the broken arm (en prévision du bras cassé) readymade à l’origine (1915), a été fabriqué en 1964 selon le procédé industriel le plus courant (dessin d’un designer industriel d’objets, validation par l’artiste commanditaire, création du moulage et fabrication) et édité la même année par Arturo Schwarz. Marcel Duchamp considérait les readymades fabriqués selon ce procédé comme des readymades puissance au carré.
9Action retransmise en direct sur la deuxième chaîne de la télévision ouest-allemande depuis le studio de Rhénanie Nord Westphalie à Düsseldorf le 11 décembre 1964, Voir Joseph Beuys, Catalogue d’exposition, M.N.A.M. Centre Pompidou, 1994, p. 275.
10Ibid, p. 357.
11Pelleter les nuages signifie “remuer des idées folles, être dans le rêve” ; voir, sous la direction d’Alain Ray, Le Robert, nouvelle édition, 2010.
12Bruno Latour, L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe, op. cit., p. 33.