Entretien

Irène Miroir, 2011

Irène Miroir : Il y a plus de quatre ans, nous faisions ensemble une sorte de point d’étape de ton travail, au croisement de la vidéo, de la photographie et du dessin. Tes dernières expositions font éclater la photographie comme un medium vraiment central aujourd’hui. Qu’en est-il ?
Benoit Pierre : Mon approche s’est déplacée de manière assez importante en quatre ans. J’ai changé de vie et de contexte géographique en venant vivre dans une grande ville du continent européen, à Belgrade. Quatre ans après, je ne parle toujours pas le serbo-croate, mais je me suis familiarisé très en profondeur avec la rue et sa vie. Je m’y suis installé. Je crois que j’ai eu besoin de prendre mon temps, et la captation circulaire photographique s’est imposée comme une écriture qui répondait à ce besoin de décrypter mon environnement. C’est une expérience très particulière de ne RIEN comprendre aux échanges verbaux. Il m’était nécessaire de décoder autrement. Le temps de l’image fixe me le permettait.

I.M. : Pour autant, tu n’es plus dans le monumental touristique dont tu jouais à te décaler pour regarder à côté. Tu photographies autre chose. Tu travailles sur quoi ?
B.P. : Je me suis intéressé d’abord au flux humain. Belgrade n’est pas une ville touristique, et mon appareil dressé sur son pied en pleine rue, presque chaque jour pendant certaines périodes, ne pouvait pas passer inaperçu comme il l’était au Trocadéro. Mais la régularité de ma présence l’a rendu, peut-être, familier, dans une certaine mesure en tout cas. Ce ne sont jamais les passants qui sont venus à moi pour
interrompre mon travail. Ça a pu être la police, quelquefois, parce que c’est un territoire très surveillé, pour des raisons assez peu compréhensibles pour moi, et il est arrivé que l’on me demande d’interrompre mes prises de vue.
Mais par ailleurs dans cette ville, les gens vaquent à leurs occupations de manière assez individualistes. J’ai même des pièces assez étonnantes où cohabitent un quasi état de siège avec une sur-présence policière vraiment très spectaculaire et des passants ou des lecteurs dans un parc qui ne les voient même pas. C’est une autre dimension de cette ville : elle n’est pas touristique, mais ils s’y passent des événements politiques qui créent des situations humaines très particulières. Ce n’est pas cela cependant ce sur quoi j’ai le plus travaillé. Je ne cherche pas la mise en scène, mais il arrive que j’entre « dedans » pour m’attarder sur l’humain.

I.M. : Et en même temps le contexte est important.
B.P. : Oui, bien sûr, il l’a toujours été. Je me suis un peu éloigné de ce travail très plastique qui m’a captivé quand j’ai démarré les montages photographiques de Venise ou de Paris où la ville et les êtres tendaient à se muer en fantômes. Il y avait une matière fascinante qui surgissait dans la manipulation des images, qui estompait les silhouettes, mais réaffirmait l’immuabilité du bâti et des objets. A Belgrade, j’ai eu besoin de donner à voir les corps, parce que le Walker posait une question existentielle sur notre place au monde, notre singularité de bipède en marche.

I.M. : Pourtant ta photographie, si elle est peut-être un peu moins esthétisante, reste très plastique, très travaillée dans les montages. Dans le fond, plus que jamais, le travail commence au montage ?
B.P. : Il y a vraiment deux temps. Le temps de la prise de vue est le temps de la collecte. Je fais confiance à l’immersion et à la captation. Je m’implante, mais je ne choisis pas encore mon sujet. Peut-être même que c’est le sujet qui me choisit. J’ai un cadre, mais je ne le fixe pas, je ne m’y arrête pas, je le déploie en autant de prises circulaires. Je choisis le temps de ma prise, mais je le dilate en étendant mon temps de captation aussi longtemps que le demande mon dispositif. De ce point de vue là, je suis sans doute un drôle de photographe. Ensuite, j’ai cette impression de faire de la photographie comme je peindrais, par couches successives que je place, que je déplace, que j’interchange. Je « débouche », j’éclaire, je choisis un sujet dans la masse, je le détache.

I.M. : Je pense beaucoup à la question du temps dans tes photographies. Il semble que l’instant soit capté, que le temps soit immobilisé, mais à y voir de plus près, on voit bien que le temps passe à l’intérieur même de l’image. Ce n’est possible qu’en photographie ?
B.P. : J’ai cette impression, oui. J’ai même l’audace de penser que s’y joue à la fois le passé, le présent et le futur. Que le spectateur de l’image va pouvoir projeter l’après. Ce qui n’est pas possible avec l’image animée. Pas de la même manière du moins. J’aime la photographie qui donne du temps, qui suspend l’urgence. Le temps passe, l’œil s’y attarde, le regard s’y installe, ou passe, ou s’arrête. La photographie
me donne ce choix. C’est aussi toute la question du regard que tu me poses. J’ai goûté avec ma première exposition à la joie de découvrir le rôle des spectateurs face à mes photos, aux questions qu’ils se posaient et qu’ils m’adressaient quand j’étais parmi eux. Avec Walker Series, et cette aventure incroyable d’un être qui s’est invité dans mes photos au point de devenir pour moi une véritable obsession et un mystère fascinant, j’ai eu envie de partager mon expérience. La photographie le permet de manière gracieuse et subtile parce qu’elle laisse libre. Je ne veux pas désigner mon sujet. J’invite le regard à partir à la découverte. Ce n’est pas non plus un jeu de piste. Après tout, les dyptiques des Walker Series racontent aussi bien d’autres histoires de passants, et je connais des spectateurs qui ont fondu pour certaines photos à cause de parapluies colorés qui illuminaient soudainement l’hiver en noir et blanc et créaient des sortes de spectres très esthétiques ! Mais il y a aussi la possibilité de vivre un peu de ce que j’ai traversé pendant des mois. Apercevoir sa silhouette, voir ses parcours se répéter. A sa manière, il donne l’heure, son heure, sa petite éternité, il assure la permanence à travers les saisons.

I.M. : Et tu as choisi de traiter ton Walker en diaporama. Ça pourrait être du cinéma, c’est aussi tout autre chose. Tu as utilisé la vidéo avec lui ou jamais ?
B.P. : J’ai découvert l’existence du Walker dans mes rushs de vidéo. C’est en retournant vers lui, pour répondre à cette invitation muette détectée dans mes vidéos, que j’ai choisi la photographie. J’ai eu la sensation que la vidéo l’enfermerait, le capturerait. Il me fallait être subtil et non le traquer. Je n’avais aucune envie de le harceler. La photographie, avec sa légèreté et sa discontinuité, permettait de me faire discret, d’attraper des plans à la sauvette, ponctuellement un jour où je le croisais entre deux activités, ou plus systématiquement parce que je me retrouvais derrière lui pour un moment. Dans un premier temps, j’accumulais ce matériau photographique de manière presque compulsive. Cette situation de pseudo rendez-vous me passionnait. Et puis j’ai pris le temps de réfléchir au traitement de toutes ces images. Qu’est ce que ça raconte ? Que me raconte-t-il du monde ? Comment m’interroger avec le spectateur, laisser le mystère entier, ne pas expliquer. Être à la hauteur du mystère. Walker me pose la question de ma propre folie d’artiste isolé, à l’écart du monde à cause de mon isolement linguistique. Le diaporama m’a semblé être une réponse délicate qui laisse au spectateur le soin, non sans drôlerie, de reconstituer le temps, de remplir les interstices. Le personnage n’est pas dans une boucle fermée comme pourrait le générer une vidéo. Le diaporama ouvre le prisme et dilate le temps.

I.M. : Tu en as fini avec le Walker ?
B.P. : J’ai achevé une aventure mais peut-être pas toute l’aventure. L’homme qui marche à l’infini, je l’ai découvert après-coup, est une histoire qui me hante. J’ai créé une pièce vidéo en 2011, à dieu et souviens-toi, qui est une boucle d’un marcheur qui fait face à la caméra et que j’avais installé dans le chemin de ronde du château de Pierrefonds. C’est assez drôle d’en prendre conscience après ma rencontre avec Walker ! Mais dix ans après, l’expérience photographique du Walker m’a ouvert une nouvelle conscience sur ces interstices du réel qui recèlent une richesse exceptionnelle. Il aura été l’initiateur de ceux que j’ai appelé les saxiphrages, qui surgissent dès lors que l’on est disponible à leur présence. Et la photographie retrouve alors un champ d’investigation infini. Le chapitre belgradois se referme. Je ne peux vraiment pas prédire ce qui va m’arriver.

Belgrade (Serbie), 29 mai 2011

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