Au premier regard, le travail de Benoit Pierre est constitué de pièces très diverses et il n’est donc pas facile de le caractériser tant les formes qu’il peut prendre sont multiples : voiture-fantôme entièrement dissimulée par un film blanc, cartes géographiques, carotte de lait gelé, table à dessin, pelle en porcelaine, formes spectrales d’un moulage en papier collant... La photographie, le cinéma, le dessin, la musique peuvent aussi être de la partie.
Cette absence de marquage repérable qui imposerait une identité visuelle forte (comme on dit dans le vocabulaire du métier de graphiste exercé par Benoit Pierre avant qu’il ne s’en éloigne), est sans doute la conséquence de ce qui précisément qualifie toute son œuvre : être à l’écoute du monde, de ses fractures, dont elle va se faire l’écho.
Écho immédiat et sensible quand il s’agit de transformer son corps en une sorte de capteur sensoriel qui enregistre de façon impassible toutes les vibrations, accidents, et secousses du mobile (métro, voiture, avion) qui le fait mouvoir (Dessins sismographiques). La troublante rencontre avec un invité imprévu révélé par la machine (Walker), est une autre modalité singulière de l’accueil qui articule expérimentation technique et expérience de l’humain.
À l’opposé, résonance développée de façon analytique et critique quand il s’agit par un processus de découpe très élaboré, de creuser dans la matière des pages de manuels scolaires d’histoire-géographie afin d’en révéler l’idéologie cachée qui s’y déploie en toute « innocence » : essentiellement les bienfaits du colonialisme (assurance de notre supériorité passée) et le progrès techno-industriel (source d’un avenir radieux).
Ce rapport aux différentes couleurs et blessures du monde, n’est pas seulement le résultat d’une réflexion historique distanciée : Benoit Pierre a été remué par des fragments de vie qu’il a passé dans des contrées éloignées (Île de la Réunion, Madagascar, Serbie), autant d’expériences intimes qui obligent à en rabattre un peu sur nos croyances, certitudes, modes de penser et de sentir que l’on a trop vite fait de penser comme universels.
Ainsi, le plus grand impensé dans le monde occidental reste sa visée prédatrice et hégémonique qui entend réduire autrui (les humains, mais aussi bien la Nature dont ils ne sont qu’une partie) à un segment utilitaire et rentable. Le désastre en cours dont les manifestations sont connues et apparaissent aujourd’hui dans toute leur violence (dérèglement climatique, destruction de la biodiversité, fonte des glaciers, pollution de l’air, de l’eau, de la terre) sont pourtant, pour une large part, le résultat d’une valeur présentée pour un enfant des « Trente Glorieuses » comme une évidence : le Progrès. Cette notion est évidemment réduite au seul champ du développement techno-industriel, et son instrument de mesure sera la croissance, entendue là aussi dans le seul champ de l’économie. Avec son projet National Story Kit, Benoit Pierre ouvre ainsi un espace critique, entre esthétique, éthique et politique, qui entend exposer les questions qui ne relèvent plus exclusivement de l’art et de son histoire mais de la situation dans laquelle se trouvent les humains aujourd’hui.
Ces questions, ouvertes, promises à de multiples développements, ne peuvent échapper à une certaine instrumentalisation de l’art militant qu’à la condition que l’artiste lui-même accepte de se départir de son statut en surplomb. C’est pourquoi Benoit Pierre s’engage souvent dans des collaborations avec d’autres artistes et prend plaisir à discuter de ses propositions avec les destinataires (le « public »).
Rejetant donc dos à dos aussi bien la posture altière de l’Artiste qui n’a de compte à rendre à personne, que l’attitude démagogique à la recherche d’un consensus aimable, Benoit Pierre explore le chemin difficile des possibles à construire pour un monde commun.