Et si notre culture de l’image, frappée de nouvelle ferveur, insatiable, se trouvait assujettie à des retards et des accélérations qui la libèrent, pulvérisant son objet, ou lui rendant ses qualités secrètes ? L’autorité de l’image se construit dans des terrains nécessairement stables, elle « assoit » sa présence sans mettre en doute son statut, elle possède, elle exerce son pouvoir hégémonique. L’artiste est heureusement là pour corriger le tir, rendre friable la prétention à gouverner, et lorsque ce dernier va plus loin encore, sa veine fantasque et critique peut alors s’attaquer à tout un pacte entretenu dans le champ de la communication. L’image alors dérange, elle entre en incertitude, elle rompt les amarres qui la liaient à la terre ferme. Benoit Pierre est de ceux qui ont bel et bien quitté les bords d’un territoire rétif au changement. Car le monde demande à connaître les délices d’être épluché, on le croyait insécable, il nous est révélé ébranlé dans ses fondements, on le croyait se tenir en son centre, il n’a de cesse de se déplacer, de se reconstituer dans sa destruction progressive, de tisser des surfaces, disparaître dans un souffle, et s’en amuser, presque.
Il n’est pas indifférent de savoir qu’avant d’être cet explorateur de l’image en perpétuel mouvements d’ailes, Benoit Pierre, qui s’appelait Périer, fait basculer son nom, lui donnant plus de fluidité que de couleur religieuse. Avant cette esquive, il fut designer graphique. Les traitements qu’il inflige aujourd’hui à l’image ne s’expliquent pas exclusivement par un reniement à son ancienne pratique, mais nous sommes en droit de nous interroger : rompant avec le cahier de la commande, l’artiste ouvre grands les Chemins de la liberté, il répond désormais à ses intuitions, il se nourrit à d’autres pratiques artistiques comme la danse, la musique, il se confronte à l’architecture. Il se présente comme un captateur. Il nous invite à la dérive.
Des univers ouverts
Benoit Pierre aime à évoquer sa capacité à se laisser absorber par les paysages qui l’entourent, par les populations qui traversent à leur tour ces paysages, par tout ce qui peut arriver, l’inconnu qui n’est pas à sa place, le centre duquel on s’éloigne et auquel on donne une nouvelle qualité, des respirations qui conduisent à créer de nouvelles grammaires pour l’image et sa réception.
Un très beau texte de Borgès s’intitule Les ruines circulaires. Cette nouvelle est l’histoire d’un désencombrement. Ou comment, par une méthode infaillible, la fiction met à mal toute idée d’assise. Benoit Pierre se sert d’un dispositif qu’il nomme « circulaire ». Sa méthode, également, est infaillible. Mais ici il n’est plus question de ruines, au contraire, il s’agit d’enregistrer et reconstruire un paysage qui nous échappe sans cesse, aller au-delà du clignement dû aux battements d’un cil, laisser s’engouffrer ce qui résiste toujours à la vision, les blancs et les noirs, et les couleurs contenues dans tous ces vertiges non visibles mais vécus. Accueillir l’univers affleuré de tous côtés. Là où la main qui enregistre est le prolongement d’un corps qui tremble.
Un corps dispensé
Qu’il convoque la photographie, la vidéo ou le dessin, c’est à une expérience physique que nous invite notre insensé cartographe. Dispensé d’affects, ou d’opinion, le corps de l’artiste est littéralement engagé dans un maelström, il ébauche des vertiges, enregistre une circulation, un flux. Il n’a pas l’ambition de nouer le monde, il est noué plutôt, dans un mouvement d’abord qu’on devine intempestif, ensuite on l’imagine orchestrer cette multiplication d’informations : en s’attachant comme avec la vidéo image après image à rendre compte et redessiner ce flux perçu, en organisant des rencontres de plans divers par la superposition de prises de vue, en laissant faire les incidents de parcours comme les humeurs lorsqu’il choisit le dessin pour localiser sa présence. Ou délocaliser, car ne serait-ce pas une immense entreprise de délocalisation à laquelle s’ingénie notre auteur.
Quoi rendre visible d’un monde qui passe par moi qui me consume et m’incite à le réinventer inlassable- ment ? C’est la question, paradoxale, qui semble un leitmotiv, et que pose le défragmenteur du récit. En échos ces mots d’un autre, Beckett, dans autres foirades : « Où donc l’attend-elle, la vie, par rapport à son point de départ, au point plutôt où il eut soudain conscience d’être parti, en haut ou en bas ? »
Un touriste peu ordinaire...
Il se dit à l’image d’un touriste qui consciencieusement enregistre des vues pour un hypothétique album de souvenir. Or ici le paysage ne renvoie pas du connu, il n’est pas le reflet d’une émotion, il crée à contrario de l’inconnu, il invente. Tourisme et désinvolture ne vont pas de pair, et c’est là encore que Benoit Pierre fait figure d’homme paradoxal. Rompant avec le rôle habituel de preneur d’images, il n’est pas non plus un documentariste. Il laisse faire. En se permettant une liberté totale quand il restitue les corps, les chutes, les avancées et les retraits. Venise, le Trocadéro, une île, un train, une place... Des récits nous entraînent vers des zones d’incertitude, brusquement un corps apparaît d’une exceptionnelle présence, le poids d’un regard qui aurait échappé se maintient dans le trouble. Les lieux les plus visités et les plus repérés prennent des airs de contrées inexplorées. On entre dans le cycle des apparitions et des mystères chers au conte fantastique. Les corps deviennent des fantômes, ils peuplent des espaces parallèles, ils semblent se déplacer dans un rêve. Mais sont-ils si loin ? Ils vibrent malgré tout, ils avancent dans le réel.
Le temps dilaté
Il y a une épaisseur du temps comme existent des failles que les physiciens et les poètes n’ont eu de cesse de nous faire entrevoir. En s’intéressant aux trois cent soixante degrés d’un plan, en multipliant les points de vue, s’anime toute une matière sensible au désordre, au gouffre, mais aussi à l’apparition, au surgissement du réel. Le temps constitue également une matière, une densité. En refusant sa position de domination par rapport au paysage, Benoit Pierre permet, au travers de contractions et de dilatations, des conditions nouvelles pour l’image, nous construisons à notre tour ces images, nous les réorganisons, nous nous les approprions en fonction de nos propres expériences, de notre mémoire, notre faculté à imaginer.
Loin de toute pétrification, les mondes qui se déploient relèvent d’un certain baroquisme en même temps qu’ils modulent une musique personnelle, jouant des décalages comme de leur enveloppe physique, rusant entre l’insistance et la fuite. Précis, expérimental, le théâtre n’est pas d’ombre mais de volupté. Quelque chose de fascinant et de savant à la fois, de scientifique et d’aventureux.
L’expérience insulaire que vit Benoit Pierre n’est pas celle d’un enfermement. En tout cas ce qu’il en restitue est une belle avancée vers des rencontres fracassantes. Car la violence n’est jamais absente de cette guerre hypnotique. Quand il accueille la collaboration d’un musicien, c’est comme une nouvelle absorption ou contagion : une prolifération de sons ouvrant des perspectives inouïes.
Dans l’avion qui l’emmène vers une autre berge, il a posé sur ses genoux une simple feuille de papier. Il tient dans ses doigts un crayon qui touche le papier. Les tremblements de l’avion, ses sautes d’humeur dans l’atmosphère guideront le dessin jusqu’à son arrivée. Une autre manière de saisir le temps, yeux clos, pour une cartographie singulière, condensée, nerveuse. Une façon de voir couler le temps des images, dans l’hypothèse d’un volcan qui déborde.
Juin 2007