Lors de nos premiers échanges en 2015, Claire et moi discutons intensément de notre intérêt commun pour les états hypnotiques. Dans l’hypnose, nous nous intéressons à la possibilité d’explorer différentes formes de perception et des manières de se raconter à travers la multiplicité de figures qui existent en soi. La relation hypnotique constitue un trait d’union entre deux subjectivités ; elles se guident l’une l’autre, et se transforment par contagion. L’hypnose convoque un questionnement sur l’altérité et la transformation des subjectivités qui sont au cœur de l’attrait de Claire Malrieux pour les technologies numériques dont elle explore les langages et les récits.
Le « festin technologique » qui caractérise notre époque a été marqué par un désir sans limite de pouvoir, une « gloutonnerie déréglée » {note}1. Comment ne pas laisser le seul monde industriel dicter les usages de la pensée numérique contemporaine ? Comment ne pas se laisser déposséder de nos capacités d’agir et de penser de manière critique avec et à partir de ses outils ? Claire Malrieux sonde dans le champ des technologies des configurations ouvertes et performatives ; elle puise en leur sein des systèmes d’écriture non linéaires, des perspectives et formes de narration qui ne se sont pas autoritaires ou figées. Atlas du temps présent (2014), Climat général (2017-2018), Dreambank (2019) ou Speakblue (2022) sont des œuvres génératives, qui dépendent d’un développement algorithmique. Produites dans le contexte d’une écologie de pratiques caractérisée par la collaboration et la mise en commun des savoirs, ces œuvres échappent à l’autorité d’une seule personne. Elles sont façonnées par le dialogue entre plusieurs langages (verbal, graphique, informatique, algorithmique, poétique, scientifique…) dont elles constituent une synthèse à un moment donné. Malgré le caractère protéiforme des œuvres, la pratique du dessin apparait néanmoins comme une matrice commune aux gestes manuels comme aux gestes digitaux. Initialement tracé manuellement sur la page, le scénario algorithmique est traduit sous une forme numérique. Le récit qui se déploie à travers des formes graphiques ou sonores est l’espace d’une négociation entre pensée humaine et pensée non-humaine.
Claire Malrieux explore dans son travail le potentiel narratif et spéculatif des algorithmes. Elle convoque ainsi de nouveaux imaginaires technologiques et de nouveaux récits. A contre-courant des modèles et injonctions produits par les dispositifs numériques, elle expérimente des formes de réappropriation critique et poétique, marquées par la place accordée à l’indétermination. En investissant des technologies qui évoluent à un rythme effréné, Claire Malrieux déplace sans cesse son point de vue. « Les séparations confortables ne sont plus opérantes » {note}2. L’artiste fait ainsi dévier, bifurquer les usages et représentations des technologies pour investir les croyances, les rêves, les états de conscience modifiée et les subjectivités non-humaines. Elle fait le pari que l’immersion produite par les œuvres permet de produire une « conversation sensible et puissante » {note}3 avec les regardeurs et regardeuses fondée sur l’interprétation et la compréhension partielle. « Nos réalités sont faites de récits. Et la façon dont on les raconte, les outils que l’on utilise pour faire des histoires sont tout aussi importants que le récit lui-même. » {note}4
1Donna Haraway, « Savoirs situés La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », in Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Exils, 2007
2Starhawk, Femmes, magie et politique, trad. Morbic, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003.
3Donna Haraway, Ibid
4Myriam Bahaffou, « Ecoféminisme radical », in Feu ! Abécédaire de féminismes présents, coordonné par Elsa Dorlin, Libertalia, 2022