L’exposition présente un ensemble de 27 Portraits. Ils sont obtenus en scannant de minuscules images trouvées sur des emballages de produits alimentaires, minutieusement recadrées et agrandies.
Ce travail a débuté au printemps 2020, au moment de la crise du Covid. Le terme de « travailleur essentiel » était alors l’un des « éléments de langage » ressassés par les médias. Force est de constater qu’il a disparu depuis, tandis que les personnes qu’il désigne poursuivent bel et bien leurs activités. En rentrant des courses, j’ai remarqué les vignettes figurant sur plusieurs emballages de produits alimentaires, portraits d’agriculteurs et d’agricultrices présidant à leur production, réduits à la taille d’un timbre-poste, mal imprimés, pauvres. Comme beaucoup d’autres images peuplant notre environnement quotidien – un de mes sujets récurrents –, je les connaissais déjà, en ayant photographié certaines dans des rayons de supermarchés (j’aime aller au supermarché comme on va au musée). Mais à ce moment-là, je me suis mis à les regarder plus intensément et longuement, chez moi, en dehors de leur contexte marchand. J’en ai scanné une, pour voir ce que cela pourrait donner, une fois recadrée, agrandie et imprimée. Le résultat m’a suffisamment convaincu pour que je commence à collectionner ces images, dans l’idée de produire un ensemble de portraits. De façon générale, j’ai toujours travaillé à partir de ce qui parvient jusqu’à moi.
Pour cette exposition personnelle proposée par la galerie LMR, à partir de la quarantaine d’images rassemblées depuis 2020, j’ai réalisé à l’été-automne 2023 ces nouveaux Portraits. Je les considère en effet comme nouveaux, tant ils diffèrent des documents de départ. Eux-mêmes sont le résultat d’une suite d’interventions de différents professionnels au service de marques de l’industrie agro-alimentaire : photographier (souvent en studio), puis, si besoin, détourer la figure, et la coller sur un fond de paysage standard évoquant la campagne agricole. Il arrive que la même figure apparaisse inversée en miroir, ou posée sur des fonds différents, ou que le même fond serve pour plusieurs figures. L’ensemble est imprimé grossièrement, toujours de très petite taille, en des millions d’exemplaires – autant que le nombre de packs de deux tranches de jambon, de boites de six œufs, ou de barquettes de 250 grammes de fraises de telle ou telle marque, produits sur plusieurs années. Il n’est pas question de vérité ici, il ne s’agit que d’un des maillons d’un storytelling sommaire, servant à valider une « authenticité du produit ».
En dépit de leur pauvreté, ces images ont le mérite de nous rappeler que des personnes réelles sont dissimulées derrière ces produits de consommation courante – de même que le moindre de nos gestes quotidiens, ouvrir un robinet ou presser un interrupteur, met en jeu le travail de cohortes invisibles, parfois disséminées aux quatre coins de la planète, sans que nous en ayons souvent conscience. Une solidarité de fait s’instaure. En faisant ces Portraits, j’ai voulu retrouver et sauvegarder une part d’humanité de ces personnes, même s’il ne s’agit ici que d’images. Tous les gestes que j’ai accomplis à partir de ces documents vont en ce sens : les scanner (pour conserver le maximum d’information possible, sans imposer le point de vue subjectif de l’appareil photographique) ; les recadrer (à la fois les dissocier de leur usage aux fins de marketing, et les inscrire dans une histoire du portrait en recourant à des formats spécifiques comme le 4x5, le carré, ou le tondo) ; les agrandir selon un coefficient propre à chacun, en un équilibre précis (suffisamment pour qu’ils soient plus lisibles et présents, sans pour autant se dissoudre dans la décomposition de la trame d’impression) ; les imprimer (avec de grandes marges, leur conférant une taille respectable, en utilisant des encres et un papier de qualité) ; les encadrer (afin de les mettre en valeur et de les protéger, sous un verre muséal assurant la plus grande clarté) ; les nommer (avec un titre reprenant le prénom de la personne lorsqu’il est connu, sa profession, et le taux spécifique d’agrandissement). En traitant avec soin et considération ces images dévaluées, il s’agit de rendre justice à ces portraits miniaturisés, défigurés par l’utilisation qu’en font l’industrie et le marketing, et voués à être jetés. Apparaissent alors des visages nus, parfois des regards retrouvés, dernières résistances au laminage généralisé que produit aujourd’hui l’économie capitaliste sur les personnes.
En contrepoint, quatre photographies plus anciennes complètent l’exposition. Ces instantanés représentent des personnes isolées, au travail, dans l’espace public (un laveur de vitres à Bilbao ; un manutentionnaire au musée K20 à Düsseldorf ; un terrassier au jardin du Luxembourg à Paris), ainsi que la vitrine d’une agence d’intérim à Bruxelles, sur laquelle se détache le contour d’une silhouette anonyme.
Le titre de l’exposition est une citation de Walker Evans {note}1, commentant l’une de ses photographies les plus célèbres, Penny Picture Display, Savannah (1936). Elle représente une vitrine de photographe, dans laquelle apparaît une multitude de portraits.
1I look at it and think, and think, and think about all those people, Leslie Katz, Interview with Walker Evans, Art in America, 1971. Traduction française : Walker Evans, Le secret de la photographie. Entretien avec Leslie Katz, Anne Bertrand ed., Paris, Centre Pompidou, 2017, p. 13 & 42. Une épreuve de Penny Picture Display, Savannah se trouve dans la collection du MoMA