CHRISTIAN MILOVANOFF. – Notre complicité remonte à fort longtemps. Une date, comme un repère, serait celle de ton entrée dans l’école en 1986. Et depuis, une amicale fidélité, des échanges permanents, un abondant courrier, des archives, des voyages et des séjours aux USA, des textes écrits, lus, une collection d’images. Après avoir été attaché de conservation au musée Goupil, te voilà aujourd’hui professeur à l’école des beaux-arts de Bordeaux et, coïncidence ou pas, tu renoues avec une pratique photographique. L’automne dernier, tu as exposé à la galerie Marion Meyer contemporain à Paris, où tu présentais quatre-vingt-dix planches réunies sous le titre “Long term observation”. J’aimerais donc que l’on parle de tout cela, avec des mots mais également avec tes images et pourquoi pas avec des images que nous n’avons pas faites mais qui nous accompagnent depuis de nombreuses années.
PIERRE-LIN RENIÉ. – C’est intéressant que tu débutes cet entretien par une esquisse de notre longue “amicale fidélité”. Je crois au temps long ; je crois que les choses se forment sur une durée, c’est une notion qui m’est très importante, et qui nourrit l’ensemble de mon travail. J’ai quitté l’école en 1989. J’ai quarante-quatre ans, c’est dire que ces années d’étudiant se situent aujourd’hui exactement au milieu de ma vie écoulée. De fait, elles ont été cruciales. C’était un moment de formation, au sens le plus fort du terme. Je le ressens encore plus aujourd’hui, alors que j’enseigne. A l’école, j’ai appris à me déplacer dans le vaste continent des images, que je n’ai cessé d’explorer depuis. J’y ai acquis les outils nécessaires à ce voyage, ou les méthodes pour trouver ces outils par moi-même, voire pour les fabriquer. Il y avait l’enseignement proprement dit, bien sûr, la pratique et l’exercice du regard critique, mais aussi la bibliothèque, qui était (et reste) formidable. Au moins aussi important, il y avait une communauté : nous étions le plus souvent ensemble, autant par choix que par force. Je n’irais pas jusqu’à dire que cela a produit une communauté de pensée, ce qui ne serait sans doute pas souhaitable. Mais, au-delà des différences, chaque fois que je rencontre un ancien étudiant d’Arles, je suis frappé de retrouver une même attention portée aux images, ce qui, paradoxalement, n’est pas si courant aujourd’hui.
C. M. – Une attention portée vers quelles images ?
P.-L. R.– Je pensais plutôt à une attention d’ordre général. Comment une image est faite, comment elle est construite, comment les mille détails qui la composent jouent entre eux... comment et où elle apparaît, dans quel contexte historique, politique et social, artistique... comment différentes images s’articulent par montage sur un mur d’exposition ou dans les pages d’un livre... C’est aussi la qualité du tirage ou de l’impression, l’apprentissage des différences et des possibilités qu’ouvrent des variations parfois infimes de contraste ou de tonalité, de texture et de surface du papier, de format, ou de recadrage. Une exigence dans ce qui peut apparaître comme des détails, mais qui n’en sont pas à mes yeux. La photographie est une forme très pauvre. Il y a tellement peu de paramètres sur lesquels jouer que chacun doit être réglé le plus précisément possible. On peut bien sûr décider d’en laisser un ou plusieurs libres et flottants, et cela devient alors un choix constitutif du travail.
Ensuite, sur la question de quelles images, je ne peux évidemment pas te répondre pour l’ensemble des anciens étudiants de l’école (que tu connais d’ailleurs bien mieux que moi !). Chacun a ses propres obsessions et sa propre famille. Mais beaucoup, me semble-t-il, partagent un intérêt pour la tradition du “style documentaire”. C’est mon cas.
C. M. – Ta réponse en deux temps appelle une double remarque. Tout d’abord, l’expression “style documentaire” n’était pas tellement en usage alors, même si avec Walker Evans on voyait se dessiner quelques territoires dans lesquels chacun allait pouvoir s’y installer et guerroyer allègrement. Rappelle-toi la revue Photographies que l’on opposait aux Cahiers de la Photographie, Robert Adams vs Lee Friedlander, Evans vs Weston. Aujourd’hui, ce débat a quasiment disparu. Doit-on le regretter ? Oui si l’on songe aux échanges intenses dans les cours et les séminaires. Non, car j’estime que l’histoire de la photographie n’appartient pas exclusivement aux historiens mais peut-être d’abord aux photographes eux-mêmes. Hélas, ces derniers ne le savent pas toujours.
P.-L. R.– Il est vrai que l’expression “style documentaire” n’était pas d’un usage si courant il y a une vingtaine d’années, mais elle était apparue au sein de la communauté arlésienne, et nous l’utilisions. Je ne mesurais pas encore toute l’étendue de ce qu’elle recouvre. Lorsque je suis arrivé à l’école, contrairement à la plupart de mes condisciples, ma culture photographique était très européenne, d’Atget aux avant-gardes, en particulier le surréalisme et le Bauhaus. Je trouvais Evans extraordinaire, mais je ne savais pas quoi en faire : je restais à la porte. Aussi, l’unanimité qui entourait son nom me déroutait – depuis Les Cahiers de la photographie à Photographies, comme tu le rappelles. Au-delà des droits à l’héritage d’Evans, il y avait débat, avec de multiples enjeux, y compris des enjeux de pouvoir, et j’avais du mal à y trouver ma place, même si tout cela a été très marquant. Je n’ai commencé à comprendre l’oeuvre d’Evans que plus tard, et je me souviens encore du choc que j’ai eu lorsque j’ai vu pour la première fois un ensemble de ses tirages en 1991 au MoMA. Aujourd’hui, je considère que c’est l’un des rares artistes américains qui ait réellement inventé quelque chose dans l’entre deux- guerres, en posant le caractère descriptif de la photographie comme fondamental, et
en travaillant à partir de là.
C. M. – Ma deuxième observation prendra la forme d’une image, celle d’Eg gleston. Alors, style documentaire ? Où sont ces “paramètres flottants” que tu évoques, et qui, me semble-t-il, mettent à mal toute catégorisation définitive ?
P.-L. R.– Eggleston est souvent associé à Evans, bien que lui-même cite plus volontiers Cartier-Bresson lorsqu’il évoque ses influences majeures. L’image que tu as choisie, extrêmement composée, apparemment saisie “à la sauvette”, en témoigne d’une certaine manière. Vu en plongée, isolé sur un fond flou, ce porte-bouteille est transformé en pur motif. Tout ceci éloigne cette image d’une orthodoxie du “style documentaire”, frontal, net et limpide. Le contexte reste toutefois perceptible ; à travers la vitrine, on devine une voiture garée sur un parking ou dans la rue. Cela tient de la notation rapide et légère.
C. M. – Est-ce là pour toi la leçon d’Eggleston ?
P.-L. R.– Eggleston m’a indiqué une chose capitale : la possibilité d’une extrême liberté de regard, que j’associe à cette idée de “paramètres flottants”. En 1992, j’ai vu sa rétrospective Ancient and Modern à la Barbican Art Gallery à Londres. Je ne regardais plus tellement de photographies à cette époque, où je m’intéressais surtout à la sculpture américaine des années 1960, mais je suis sorti de cette exposition éberlué et enthousiasmé. Cette oeuvre me disait qu’il était possible de photographier à la fois des gens, des voitures, des publicités, des motifs, un plafond, un anorak suspendu, l’intérieur d’un freezer, des nuages, des fleurs, un chien, un arc-en-ciel... tout, en somme, y compris ce qui est associé aux poncifs les plus établis de la photographie amateur. Tout peut faire image. Il n’y a pas de sujet interdit. Du coup, cette difficile question du sujet peut être évacuée. Et en même temps, disparaît l’écueil de la sociologie, qui tend à surgir lorsque la confusion s’installe entre style documentaire et documentaire proprement dit. Disparaît aussi la rhétorique pesante de la sacro-sainte “série” de photographies (qui n’a d’ailleurs souvent rien de sériel). En d’autres termes, Eggleston m’a montré ceci : plutôt que de travailler sur quelque chose (un territoire, un groupe social, etc.), travailler avant tout quelque chose (une manière particulière d’être au monde), par les possibilités descriptives qu’offre l’enregistrement photo graphique. L’un n’exclut pas l’autre, bien sûr, mais j’accorde un primat à cette liberté de mouvement qu’un artiste comme Eggleston met en oeuvre.
C. M. – Mais l’enregistrement, aussi génial soit-il, ne suffit pas ! Il faut arran ger, classer, monter, disposer sur une page ou sur un mur.
P.-L. R.– Oui, un tel travail d’enregistrement doit s’incarner dans une forme pensée, et non pas dans une forme par défaut. Ce n’est pas une question de sophistication, mais de pertinence. Un tas d’images dans une boîte à chaussures peut parfois être plus juste qu’un alignementd’épreuves sous Diassec ou contrecollées sur Dibond. Evans a toujours su être juste, que ce soit dans American Photographs, Many Are Called, ou la magistrale “forme courte” des portfolios pour Fortune. C’est toujours la même question : que faire des images ? D’une certaine manière, c’est aussi celle que se posent légitimement certains historiens comme Geoffrey Batchen, confrontés à la masse colossale des photographies d’amateurs produites depuis plus d’un siècle. Que faire de tout cela ? Comment appréhender et rendre compte de ce phénomène, qui tend aujourd’hui à prendre des proportions monstrueuses, avec la dématérialisation induite par les technologies numériques ? Mais, face aux images, un artiste est forcément plus libre qu’un historien.
C. M. – J’imagine qu’au musée Goupil à Bordeaux, puis au MET à New York, dans les articles que tu as également publiés, dans les expositions dont tu as été le commissaire, tu as été confronté à cela. J’aimerais que tu précises ce qui, dans l’édition, la mise en page, la reproduction, t’attire.
P.-L. R.– J’ai commencé à travailler au musée Goupil dès 1990. Il venait tout juste d’être créé, et j’y suis resté dix-huit ans, d’abord sous la direction d’Hélène Lafont-Couturier, puis en charge de l’ensemble à partir de 1998. C’est une collection fabuleuse, basée sur le fonds d’un des plus importants éditeurs d’art internationaux du XIXe siècle, la maison Goupil, active à Paris de 1827 à 1920. A travers un réseau de succursales à New York, Londres, Berlin, La Haye et Bruxelles, Goupil a inondé d’images le monde occidental.
C. M. – Ce sont des reproductions ?
P.-L. R.– Pour la plupart, et le plus souvent des reproductions de peintures à succès exposées au Salon, d’où une certaine ambivalence : les images prises individuellement ne sont pas toujours très excitantes par elles-mêmes, contrai rement aux questions que soulève l’ensemble de ce fonds. Il a fallu effectivement trier et classer, pour tenter de comprendre ce qui était en jeu dans ces quelques soixante-dix mille photographies et quarante-trois mille estampes. J’y ai découvert un monde voisin de la photographie, celui de l’estampe, et j’ai compris alors combien ces deux modes de fabrication des images sont liés. Il y a là une histoire commune de la multiplication des images, à la fois en terme de quantité, proprement industrielles à partir du XIXe siècle, en terme de déclinaison sous des formes et des formats variés, et en terme de réseaux de diffusion. Ces questions me passionnent, car elles touchent au caractère d’unicité de l’oeuvre d’art, à sa matérialisation sous différentes formes d’apparition, mais aussi à sa reproduction, à sa diffusion, à sa circulation et à sa réception. Ces interrogations fondamen tales n’ont cessé d’agiter les artistes au XXe siècle, et elles restent plus que jamais pertinentes. L’invention de la photographie a largement contribué à l’ouverture de toutes ces portes, dans lesquelles se sont engouffrés Duchamp, les artistes du pop art, les conceptuels ou les appropriationistes de la Pictures Generation. C’était pour moi une découverte de la photographie comme source effective d’une grande part de la modernité. En 2004, j’ai bénéficié de la générosité du Metropolitan Museum of Art, qui m’a accordé une bourse de recherches de six mois dans son département des photographies. Grâce à l’accueil extrêmement chaleureux de Malcolm Daniel et de son équipe, qui m’ont ouvert les ressources extraordinaires de ce grand musée, j’ai pu travailler sur les éditeurs de photographies au XIXe siècle. Cela me permettait de sortir du cas spécifique de la maison Goupil, trop intimement liée à la question de la reproduction des oeuvres d’art. Je me suis alors rendu compte à quel point ce phénomène de l’édition photographique avait été fondamental dans la naissance d’une culture visuelle moderne. Et en même temps, il se coulait, en les réactualisant, dans les modèles et standards issus d’une tradition propre à l’estampe.
C. M. – Là tu parles en historien, mais un artiste aujourd’hui ne peut-il pas, par le biais de la reproduction et de l’édition, même limitées, faire de ceci la matière même de son oeuvre ?
P.-L. R.– Bien sûr ! En travaillant sur ces questions au musée, j’ai commencé à m’intéresser aux livres d’artistes, en particulier ceux produits par les artistes de la mouvance conceptuelle. Cela m’est apparu comme un contrepoint passionnant au livre de photographies classique, incarné, disons, par Les Américains. A Arles, j’avais déjà entendu parler des petits livres de Ruscha ; cela avait beaucoup piqué ma curiosité. Ils sont devenus omniprésents, à tel point qu’on n’en compte plus le nombre de réappropriations, pastiches et variations, pas toujours très intéressants à mes yeux, produits par une jeune génération d’artistes néoconceptuels. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour les livres de Sol LeWitt. Depuis une dizaine d’années, beaucoup de choses se passent dans ce domaine, qui continue à beaucoup m’intéresser. Mais il y a des voies plus singulières, qui s’appuient sur cette tradition de l’édition photographique. Dans l’exposition d’Eggleston, Ancient and Modern, que j’ai mentionnée plus haut,
figurait la série Election Eve (1976), dont les épreuves sont rassemblées en deux gros volumes reliés cuir, présentés sous vitrine. Cela m’avait paru aussi archaïque que l’album du Chemin de fer du Nord, composé par Baldus en 1855 ! Pour autant, j’y voyais à nouveau une grande preuve de liberté, même si cette posture a priori antimoderne m’intriguait beaucoup.
C. M. – Le contexte de l’époque le voulait.
P.-L. R.– Cette période a été très marquante, j’imagine autant pour des artistes qui, comme toi, étaient engagés dans ce débat à travers leur travail, que pour ceux qui étaient en formation – et à qui tu enseignais, pour certains ! Il est clair que, à partir du milieu des années 1980, s’est jouée une âpre bataille, dont l’enjeu était la percée définitive de la photographie dans le champ et le marché de l’art contemporain. On a pu oublier à quel point elle était nécessaire, ouvrant des possibilités nouvelles et secouant un milieu très sclérosé et fermé, particulièrement en France. Mais elle s’est gagnée aussi sur une question de forme, avec les tirages de grand format qui confèrent à la photographie l’autorité du tableau, modèle qui a fini par devenir dominant. Il est donc temps d’en faire la critique. Je vois aujourd’hui des artistes allant automatiquement vers le grand format, sans se poser de question, ou des galeristes incapables de regarder une image de taille modeste, ou enjoignant leurs artistes à “faire grand”, par pur réflexe. Le tableau photographique, parce qu’il fige une image dans une forme autoritaire, singulière et définitive, tend à exclure tout autre possibilité. Je ne m’y suis jamais senti à l’aise, et c’est l’une des raisons pour laquelle je me suis retiré du champ de la photographie après avoir quitté l’école. Il n’était pas question de retomber dans les recettes épuisées de la “photographie créative”, et je ne voyais pas encore quelle alternative formuler. Par cette uniformisation, se perdait une qualité de la photographie au moins aussi essentielle que celle liée à la description : c’est sa fluidité, qui est le revers de cette pauvreté que j’ai évoquée plus haut. Lors de la prise de vue, le photographe enregistre un flux lumineux, et il n’est aux prises avec aucun matériau physique, contrairement à ce qu’il se passe avec la plupart des autres médiums. Ce manque constitutif lui ouvre pourtant une grande puissance, celle de pouvoir se fixer de manière répétée sur quantité de supports, et sous des formats très divers. Cette extraordinaire capacité à une multiplicité de formes d’apparition m’a toujours beaucoup intéressé. Comme je le soulignais plus haut, la photographie est un art de l’édition. Ce n’est pas un hasard si elle a d’abord été collectionnée dans les bibliothèques plutôt que dans les musées. Evidemment, cette fluidité n’implique pas que toute forme est pertinente pour chaque image donnée – ce serait vouloir ne rien résoudre. Cela ne veut pas dire non plus que le tableau est à bannir : il reste une possibilité, parmi beaucoup d’autres. Alors, ces “paramètres flottants” dont nous parlions tout à l’heure, oui, à la fois en terme de sujet, et en terme de forme. Et si cela permet de mettre à mal des catégorisations définitives, comme tu le dis, cela n’est pas pour me déplaire !
C. M. – La photographie est un art impur. En 2007, mon cours de l’année avait pour titre : L’impossible territoire de la photographie. Impossible entendu non pas comme quelque chose d’irréalisable, mais comme quelque chose d’insup portable, comme on dit d’un enfant qu’il est impossible. Il s’agissait pour moi d’inscrire la photographie dans une histoire élargie de l’art et de penser sa nature dérangeante qui allait la désigner au regard des autres formes artistiques comme un art sinon mineur du moins impur. “Paramètres flot tants” serait un meilleur titre.
P.-L. R.– J’aime beaucoup cette idée de la photographie “impossible”. Un enfant “impossible”, on le cherche tout le temps, on ne sait jamais où il est. C’est comme la petite boule rouge des joueurs de bonneteau, que j’ai souvent observés dans la rue. En photographie, il reste toujours la possibilité d’une échappée. Une image reste dans un entre-deux ; elle n’est jamais totalement réductible à ce dans quoi on voudrait l’enfermer, même si un photographe doit absolument affirmer le champ d’inscription légitime de son travail. Mais cela n’empêche pas d’assumer cette part “impossible” et de travailler avec, de laisser affleurer cette indétermination constitutive, plutôt que de tenter de la museler à tout prix. Malgré plusieurs décennies d’art conceptuel, l’acceptation de la photographie dans le champ de l’art n’a pu se faire qu’au prix d’un tel polissage, générateur de grandes pertes à mes yeux. Il est temps, je crois, de réinvestir le caractère fondamentalement multiple et divaguant de la photographie, et de renouer ainsi avec toute sa dimension critique. Cela me paraît plus juste et productif, et c’est ce qui m’intéresse dans cette notion de “paramètres flottants”.
C. M. – Sais-tu qu’un précurseur de la psychologie cognitive, Frederic Bartlett, utilisait, dans ses recherches sur les tensions musculaires, le terme de paramètres flottants (intensité de la contraction, direction du mouvement) ? “Quand je frappe une balle, expliquait-il en 1932, je ne produis pas quelque chose de nouveau, et je ne répète jamais quelque chose d’ancien.” C’est à mes yeux une merveilleuse définition de l’acte de création, et cela grâce aux paramètres flottants qui nous empêchent de dire que d’une part tout a déjà été fait et qu’il y a d’autre part du monde derrière nous, sous les images que nous faisons.
P.-L. R.– Je ne connaissais pas cette phrase de Bartlett. Elle est très juste pour moi. Si l’on considère que la pratique de la photographie est directement liée à l’expérience du monde, elle est rendue possible par le fait que cette expérience n’est jamais totalement reconductible. Le monde ne cesse de changer, et chacun en fait une expérience singulière. Niépce a appelé ses premières photographies des “points de vue”, locution qui implique un engagement du corps et de la subjectivité. C’est l’image de ce que j’ai vu à tel moment, en tel lieu, depuis cet endroit précis où je me tenais, à travers tel dispositif optique l’ayant projetée sur telle surface sensible. Malgré tout, même si j’arrive à faire admettre que cet enregistrement est unique, combien ont fait ou feront une expérience équivalente ? Cet éternel retour, avec ses infinies variations, se redouble par l’épaisseur de l’histoire de la photographie – l’histoire de ce qui a déjà été fixé. Lorsque je me suis remis à faire des photographies, début 2004, j’étais à New-York pour six mois, grâce à la bourse de recherche du MET. Ces conditions de vie nouvelles ont aiguisé chez moi un appétit d’images. Je venais aussi d’acheter mon premier appareil numérique, dont la souplesse d’utilisation m’enchantait, et qui permettait une plus grande autonomie, ce qui m’importe beaucoup. J’ai recommencé à photographier comme on prend des notes – des “choses vues”, pour citer Victor Hugo. Ces photographies formaient un ensemble très hétéroclite, mais elles s’inscrivaient dans plusieurs genres connus : vues topographiques ou d’architecture, objets trouvés (dans la lignée du surréalisme), scènes de rue (dans celle de la street photography), reproductions (d’oeuvres d’art ou d’images médiatiques). Il y avait aussi les résurgences de poncifs de la photographie amateur, qui, trente ans plus tôt, avait irrigué ma pratique enfantine, et orientait mes collectes d’images dans les marchés aux puces lorsque j’étais étudiant. Tout cela était baigné dans le souvenir de l’exposition d’Eggleston, dont j’ai parlé plus haut. Cet éclectisme m’a posé un problème pendant un moment, mais j’ai peu à peu compris que je pouvais dégager un axe de travail précisément là : rejouer et réinvestir à ma manière ces différents genres, qui ont produit des images que j’aime et admire, et qui sont tous liés à une pratique de la promenade et de la flânerie. Il est parfois possible de transformer en force ce qui apparaît de prime abord comme une faiblesse. J’aime beaucoup ce type de retournement dans le processus de création, car il fait appel à une puissance d’affirmation. De fait, je ne me suis jamais senti tenu de choisir un genre plutôt qu’un autre, ou encore de limiter mes prises de vues à un sujet donné. Là encore, il s’agit de rester entre.
C. M. – Je ne crois guère à la promenade, ni même à la flânerie dès lors que l’on a sous la main ou sous l’oeil un appareil photographique qui guide nos pas et aiguise notre imagination. Et c’est dans ce cadre-là, me semble-t-il, qu’aujour d’hui tu formes des images ou que celles-ci adviennent, en se jouant des genres car tu te méfies de leurs rigidités.
P.-L. R.– Je comprends ton objection, qui est d’ailleurs en phase avec ta propre pratique, ainsi que j’ai pu l’observer lorsque tu travaillais à Pittsburgh sur Conversation Pieces, en 2001. J’avais l’impression que tu savais ce que tu cherchais. Ton parcours dans la ville était très organisé, même si tu saisissais les hasards qui se présentaient, dès lors qu’ils correspondaient avec les intuitions qui te guidaient. Mais disons que pour moi, cela marche... ! La Promenade est le titre d’un récit de Robert Walser qui m’a beaucoup marqué. J’ai souvent l’impression de photographier le même type de choses ou de situations, mais je ne sais pas prévoir à l’avance ce que je vais photographier, et il est rare que je sorte expressément pour photographier. La promenade suscite chez moi l’état le plus efficace de disponibilité au monde et à ses images potentielles. Même s’il opère dans un cadre beaucoup plus déterminé que le mien, c’est un peu comme lorsque Smithson, dans Une visite aux monuments de Passaic, écrit que “en marchant sur le pont, c’est comme si [il] marchait sur une énorme photographie faite de bois et d’acier”.
C. M. – Soit. Je marche moi aussi ! Mais surtout pour la posture de l’entre-genre que tu mets en place. Qui dit entre dit intervalle et rythme. Comment fais-tu jouer ces principes dans l’organisation des images entre elles ?
P.-L. R.– Comme nous l’évoquions, une fois enregistrées et passées au filtre d’un premier tri, force est de constater que ces images éparses ne se suffisent pas à elles-mêmes, et qu’elles ne sont qu’un matériau pour construire le travail. Cela n’a été possible pour moi qu’à partir du moment où j’ai constitué une réserve de quelques centaines d’images, masse suffisante pour commencer à penser comment les ordonner. Les stratégies classiques reposant sur des typologies plus ou moins précises ne pouvaient pas me convenir : si j’avais réussi à me débarrasser du sujet unique, ce n’était pas pour le voir revenir occuper le devant de la scène. Poursuivant cette idée de l’indifférence des genres, est apparue très vite la nécessité de définir une surface sur laquelle pourraient se fixer toutes mes images, seules ou en petits groupes. Je ne voulais pas de la photographie comme un tableau, mais comme une image, assumée dans sa légèreté et sa mobilité. Je voulais renouer avec une branche morte des débuts de l’histoire de la photographie, celle de l’édition photographique en planches, directement issue de la tradition de l’estampe. C’était en phase avec l’étude que j’avais menée à partir des collections du musée Goupil.
C. M. – C’était plus qu’une étude ! Je me souviens de la belle exposition que tu as organisée en 2005 dans le musée avec un très beau titre : Une image sur un mur.
P.-L. R.– Cette exposition reste ma préférée ! J’avais voulu remettre en avant la fonction première de ces images produites au XIXe siècle, qui est la décoration des intérieurs ordinaires. Par exemple, le notaire de Madame Bovary possède des gravures publiées par Goupil, encadrées dans sa salle à manger. Je connais ton admiration pour Flaubert, et je la partage : il ne rate rien ! L’ensemble de cette réflexion sur les images a été très importante pour moi, et elle nourrit maintenant ma pratique. J’étais saisi du fait que les technologies numériques redonnent une actualité à cette première vague de circulation industrielle des images à l’échelle mondiale. Elles permettent aussi de réinvestir les tentatives fugitives d’édition photographique des années 1850. Ma rencontre en 2006 avec Franck Bordas, avec qui j’imprime toutes mes photographies, a été déterminante. Nous partageons cette culture de l’estampe, des images imprimées formant non pas des volumes reliés, mais des suites de planches en feuilles, mobiles, destinées aussi bien à la manipulation qu’à l’exposition. Je vois dans cette forme spécifique une possibilité de résoudre l’un des grands conflits qui traverse l’histoire de la photographie, opposant la page imprimée et le mur. Là encore, j’aime me situer entre, ni tout à fait dans l’une, ni tout à fait sur l’autre. Pour revenir à ta question sur l’intervalle et le rythme, je me suis donc attaché à définir des surfaces imprimables, caractérisées par des formats, des possibilités d’agencements d’images, et des marges. Je voulais une formule susceptible d’accueillir n’importe laquelle de mes images, un contenant qu’il me suffirait ensuite de remplir. J’étais frappé de l’efficacité des simples cartons de l’Atlas, bien que le modèle de Richter soit celui de l’archive, très différent de celui de l’édition. J’ai aussi beaucoup regardé la manière dont les artistes conceptuels, Douglas Huebler et Robert Barry en particulier, se sont servis de la photographie. Je suis arrivé à des grilles de mise en page, dont le caractère normé renvoie à l’idée de collection, au sens éditorial du terme. Chaque planche, accueillant de une à six images, transporte avec elle son propre intervalle : ce sont ses marges. Un tableau n’a pas de marges, cela n’aurait aucun sens, contrairement à une estampe. Elles permettent la manipulation, ou en indiquent du moins la possibilité. Ce blanc tournant forme une zone tampon qui permet d’arrimer les planches les unes aux autres avec une très grande liberté, tout en suggérant que ces agencements ne comportent aucun caractère définitif. Ces marges sont susceptibles d’accueillir du texte. Cela m’intéressait, car je voulais accompagner chaque image d’une information minimum la concernant, celle de la date de son enregistrement. C’est une donnée objective, partageable par tous, et à laquelle peut être réduite n’importe quelle photographie. Cette mention d’une date échue entraîne le spectateur dans un regard rétrospectif, comparable à celui de l’Angelus novus, l’ange rétro-oculé que Benjamin assimile à “l’Ange de l’Histoire”, pris dans la tempête du progrès, mais qui “voudrait bien s’attarder, réveiller les morts, et rassembler ce qui a été démembré” (Sur le concept d’histoire, thèse IX, 1940).
C. M. – Tu vois bien que l’Ange ne se promène pas, ni ne flâne. Certes il est occupé à marcher mais tourne le dos à l’avenir. Penché en avant il observe à ses pieds les victimes de l’Histoire. Alors que la promenade est prospective, l’Angelus novusest en attente de passé, rétrospectif.
P.-L. R.– C’est bien pour cela que je distingue la phase de l’enregistrement des images de celle de l’élaboration du travail. L’enregistrement permet de revenir sur le passé à n’importe quel moment, et de faire ce que l’Ange voudrait faire mais ne peut pas faire : “rassembler ce qui a été démembré”. Ou tout au moins une partie, et de manière illusoire, ce qui reste malgré tout quelque chose. La question de la temporalité est au coeur de mon projet. Mais il ne s’agit ni d’un journal, ni d’une chronique, car il n’est pas régi par la chronologie. Les planches s’agencent entre elles par montage sur les murs de l’espace d’exposition, jouant sur les affinités, résurgences et ruptures, ainsi que sur les épaisseurs de temps qui séparent chaque prise de vue. Ces associations plus ou moins vagues créent les conditions d’émergence de fictions. Chaque planche conserve toutefois son autonomie, et reste susceptible de s’agencer différemment à chacune de ses apparitions, tout comme chaque image peut se retrouver dans des planches différentes. C’est pour moi le moyen de préserver cette fluidité constitutive de la photographie, si essentielle à mes yeux, car j’y vois là une part importante de son potentiel critique. Comment parvenir à une forme suffisamment structurée et autonome, tout en maintenant cette légèreté et cette irrésolution essentielles ? Pour l’instant, la réponse que j’ai trouvée est celle de la répétition des images, dans des variations de formats et de combinaisons.
C. M. – Oui, mais certains ensembles sont thématisés. Je pense aux Saisons que tu présentes ici...
P.-L. R.– Les Saisons sont thématisées d’une certaine manière. Elles sont constituées de planches organisées en grille, quadrillant une année calendaire, de janvier à décembre, mais selon une chronologie biaisée. Seuls les jours et mois de la prise de vue sont pris en compte dans le classement, et non l’année. Le 17 janvier 2005 peut s’enchaîner avec le 13 février 2008, pour revenir ensuite au 27 mars 2004. Dans chacune des Saisons, les douze mois de l’année sont étirés sur seize planches, tandis que la durée sur laquelle s’étalent les prises de vues (à l’heure actuelle, sept ans, de 2004 à 2010) est réduite à une seule année. Cette dynamique d’expansion/compression renvoie au caractère cyclique de nos vies, réglées tant sur le rythme des saisons que sur celui des événements récurrents, festifs, religieux ou sociaux, de portée collective ou individuelle. Ces deux modes de montage, l’un selon des critères liés à ce que les images représentent, l’autre selon une contrainte extérieure aux images, entrent en tension au sein de l’exposition.
C. M. – Cela est bien. Continue !
Entretien publié initialement dans Infra-mince (École nationale supérieure de la Photographie / éditions Actes Sud), n°6, mai 2011.