Une peinture atmosphérique

Julien Verhaeghe, 2017

À certains égards, il semble que l’on puisse dire des peintures d’Emmanuelle Leblanc qu’elles s’inscrivent dans une forme d’ambivalence. D’un côté, en effet, il est vrai que ces compositions restituent des univers visuels qui ont quelque chose d’évocateur : ainsi des émanations un peu atmosphériques, comme des ciels sans nuage, des paysages brumeux dont on ne discerne plus tout à fait les lignes d’horizon, ou des crépuscules dilués par des teintes vivifiantes. De l’autre, ces mêmes compositions occultent toute allusion au réel, n’étant jamais que des dégradés de couleurs. Elles repoussent au loin des réalités discursives ou narratives, et déjouent ainsi les éventuelles interprétations.

Ambivalence qui, par conséquent, évacue la possibilité d’affilier ces compositions à une forme de minimalisme, ou à une tradition de la peinture monochrome car, en dépit de l’absence de référent visuel, de point d’ancrage pour l’œil, en dépit également d’une certaine imminence confortée par le format rectangulaire, tel un plan ou un bloc qui opérerait d’un seul tenant, force est de constater qu’il subsiste, dans ces peintures, une dimension mémorielle, imaginative, en tous les cas, une invite à la contemplation. En cela, ces peintures laissent une impression rétinienne, la perception parait ralentie, un peu silencieuse ; les surfaces semblent diffuser une lumière voilée.

Peut-être est-ce lié au caractère diaphane des compositions : les nuances de couleur renvoyant continuellement à une idée de la transparence, comme s’il s’était agi de discerner des motifs au-delà d’une membrane, d’un filtre, pour ne laisser transiter que des masses aux contours indéfinis. En d’autres endroits, la lumière est suggérée par une sensation de mouvance, de diffusion, voire de profondeur, par exemple dans la série des Focus où une physionomie vaguement circulaire, un peu bombée, agit visuellement comme si elle allait au-devant du regardeur.

La lumière constituant le véritable motif des peintures d’Emmanuelle Leblanc, on observe, par ailleurs, qu’elle est parfois soutenue par des dispositifs visuels ou picturaux qui relaient ses propriétés physiques. Ainsi, par exemple, de certaines Diffuse dans lesquelles un socle doré imprègne de sa teinte la partie inférieure de la peinture qu’elle supporte, imageant un phénomène de réflexion optique par lequel la lumière se déverse sur un matériau donné. Ainsi également de la série des Photométéore où un arc-en-ciel se détache d’un fond diffus, rappelant au phénomène de dispersion de la lumière, de façon à ce que l’on observe le spectre continu de ses couleurs.

Surtout, chez Emmanuelle Leblanc, la lumière en tant que motif, en tant que phénomène physique, prend une autre dimension lorsqu’on l’envisage au regard de la photographie, technique de capture lumineuse par excellence. En effet, outre le fait que les différentes compositions citent parfois directement le médium photographique – à l’image de certaines peintures encadrées par des bordures blanches dissymétriques, lesquelles ne sont pas sans rappeler le format du polaroid –, de même faut-il insister sur le mode opératoire de l’artiste, essentiel, qui consiste à flouter des photographies bien réelles, des photographies relativement banales, pour, par la suite, reproduire, au moyen de la peinture cette fois, ce qu’il en subsiste.

De cette façon, les peintures étant, avant tout, des peintures de photographies préalablement estompées, sans doute sommes-nous invités, par anticipation, à percevoir du travail d’Emmanuelle Leblanc, la volonté d’articuler deux médiums, deux pratiques habituellement concurrentes qui auraient, dans le cas présent, la lumière pour arbitre. Toutefois, tout indique qu’il s’agit moins d’affirmer la supériorité d’un médium sur un autre que de s’emparer d’un dispositif de composition propice à des restitutions lumineuses. En effet, plutôt que d’agir dans la rivalité, peinture et photographie enclenchent une sorte de mise en relief mutuelle afin de répondre à un but commun, l’une prenant appui sur l’autre, quand il ne s’agit pas d’emprunter à son alter ego des éléments qui lui permettent d’outrepasser sa propre nature.

Plusieurs éléments semblent aller en ce sens. Les aplats de couleur, par exemple, finissent par minimiser le geste de la main, voire à l’effacer, offrant des surfaces lisses et limpides qui pourraient avoir la netteté d’une application mécanique. La photographie, quant à elle, court-circuite son rapport d’exactitude à l’égard du réel pour, au contraire, mettre en avant une forme de flottement et d’approximation : ses motifs ne sont plus visibles, sa nature photographique est même remise en cause ; il s’agit davantage d’une image sur laquelle une intervention a eu lieu, d’une image réagencée, manipulée, mais surtout d’une image qui se regarde pour les impressions qu’elle stimule plutôt que pour les informations qu’elle donne. En cela, elle partage sans doute avec la peinture la possibilité d’être perçue avec lenteur et évasion, mais aussi avec recul et contentement.

Par conséquent, ce qui surprend, dans la pratique d’Emmanuelle Leblanc, est, d’une part, le fait de constater que ces peintures reproduisent, somme toute, avec précision et exactitude, les photographies, ou plutôt, les images réinterprétées dont elles s’inspirent. Autrement dit, la peinture intervient de façon photoréaliste, quand bien même une première perception reste marquée par la mise en exergue de masses brumeuses, de masses mi-opaques, mi-translucides qui parfois s’assimilent à des paysages brouillés par le temps. D’autre part, ce qui surprend est la capacité avec laquelle un mode opératoire, pourtant relativement limpide, est à même d’explorer des interstices techniques ou conceptuels propres à chacun des médiums. Le rapport au réel est interrogé de part et d’autres, la mémoire également, tout comme, sans doute, les connivences entre représentation et perception. Le plus admirable reposant, à vrai dire, sur le fait que tous ces aspects se mettent en mouvement à partir de la lumière et de ses modes d’acquisition, comme pour rappeler à quel point elle est et demeure une impulsion essentielle dans tous les champs de la création.

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