L’espace et le temps, nous le savons, sont les deux dimensions qui conditionnent a priori toute appréhension du monde. Aucun monde, aucune expérience ni aucun savoir sur ce monde ne peut apparaître à nos esprits sans elles. C’est alors à une singulière expérience que nous convie le travail d’Emmanuelle Leblanc par leur prisme, y ajoutant celui de la lumière, qui les traverse de part en part pour faire advenir l’image.
Saisir le monde n’est pas se soumettre passivement à des réalités extérieures, mais le soumettre au contraire aux règles de nos perceptions et de nos jugements. Emmanuelle Leblanc propose ainsi des modes de regard, dans une tentative de capter quelque chose aux racines de ce monde que nous nous donnons à voir, le dévoilement d’une aletheia peut-être, sorte de vérité cachée sous le flux des images médiatiques, flux de plus en plus rapide et fugitif.
La simplicité nous pousserait à dire qu’Emmanuelle Leblanc opère des « arrêts sur image », saisissant ainsi une vérité qui se serait trouvé en elle mais aurait été soustraite à notre attention. Mais sans doute la réalité des peintures d’Emmanuelle Leblanc est-elle plus complexe que cela.
Comme pour de nombreux peintres de sa génération, dont la sensibilité s’est nourrie à travers l’omniprésence de l’image - télévision, cinéma, publicité- mais aussi de l’évidence de la technologie, cela commence par une photographie. « J’ai toujours aimé les photos mais j’ai toujours eu plus d’estime pour la peinture. » dit l’artiste. Estime accordée à ce médium plus qu’ancestral, peut-être tant par intérêt pour l’histoire de l’art que pour la part de vérité autre que la peinture recèle. C’est donc d’un processus de « pictorialisation » de l’image photographique qu’il s’agit ici, dans lequel, d’une manière ou d’une autre, en conservant les scories ou en les soustrayant, l’artiste entend révéler quelque chose de l’ordre de l’épure et de l’essentiel.
Examinons d’abord les œuvres composant la série de la « Ligne de peinture ». Ici, donc, des photographies prises sur le vif, avec un téléphone portable. Sujets a priori ordinaires et sans qualité, sans hiérarchie ni logique dans ce qui est donné par le réel.
Mais cette sorte de neutralité dans l’apparent non-choix des prises de vue est finalement contrebalancée par l’évidence esthétique –formes et couleurs- de l’image. Apparaissent alors : une tâche de couleur vive sur un fond ombrageux, un paysage presque classique, des jambes de fillette, des compositions parfois abstraites dans leur fugitivité... des fenêtres peut-être, la silhouette d’un marbre classique dans quelque musée, un clair obscur presque romantique à la Caspar David Friedrich, un Rothko, une façade d’immeuble constructiviste... Wilde affirmait que la vie imite l’art non le contraire. Il y a dans cette série d’images, quelque chose de cet ordre, dans la manière dont Emmanuelle Leblanc capte, et restitue, le surgissement fortuit de l’histoire de l’art dans la banalité du quotidien et suggère de manière sous-jacente comment cette réalité en est une nourriture perpétuelle.
Dans le même temps, à dessein, les lieux, les temps, les espaces sont sans définition, notre perception tirée hors des lieux, des temps, des espaces, aspirés dans une brèche que l’artiste aura ouvert. Hors de l’histoire aussi. Cet ensemble de peintures modulaire, constituant une « phrase picturale » à la construction à la fois intuitive et formellement harmonique, ne raconte pas une histoire mais des possibles. Elle peut être interprétée comme une série d’expérimentations, de tentatives, d’essais, une sorte de laboratoire d images jetables que l’artiste dans son geste aura tenté de sauvegarder, d’arracher à l’oubli nécessaire du flux temporel et médiatique, dans un souci de les ériger en « modèles picturaux », mettant, explique-t-elle, sur le même plan d’égalité toutes les typologies et les genres picturaux « paysages », « natures mortes » et « figures » autant que « des motifs plus abstraits ou de quasi monochromes ».
Car ces petites peintures, dans leur égal format, leur sérialité, n’énoncent en effet rien de fictionnel, ni de narratif. Le regardeur pourra bien vouloir y introduire une logique fictionnelle, créant des liens, des histoires possibles... Mais c’est encore une histoire de sujet, et de subjectivité. Dans le mystère préservé de l’altérité, comme pourrait le dire Merleau-Ponty, c’est du fond de sa subjectivité que chacun projette son monde et que rien n’est jamais vécu de même pour soi et pour l’autre.
Consciente sans doute de cette impossibilité de « projet commun » et d’autant moins autour de la perception de l’image, Emmanuelle Leblanc n’édifie aucune vision nécessaire, n’édicte rien qu’il faille voir. Ce sont des « il y a », des étants si on veut, l’écume fugitive des phénomènes du monde, des morceaux de réalité arrachées à la réalité, montrés dans l’ambiguïté de leur brutale neutralité et en même temps choisis, dans leur champ-hors champ, décomposés, recomposés, repeints jusque dans leur médiocrité (pixellisation, flous et tremblements). De ces petits formats émergent parfois de plus grands formats, des images qui contiennent une « unité narrative » plus grande ou plus prégnante, dont l’artiste considère qu’elles manifestent davantage d’autonomie... Formes floues, chromatismes parfois violents, on identifiera, ou non, sans trancher si cela importe, le plissé statufié d’une vierge ou l’interprétation personnelle d’un St Georges, autant de sujets communs de l’histoire de l’art.
Dans ses portraits, comme dans les « Peintures sur table », on retrouve cette question de l’atemporalité en même temps que la superposition historique des procédés et des manières. Atemporalité : Malgré quelqu’indice-une aura de lumière bleutée qui pourrait être celle d’un ordinateur et renvoyer alors à notre modernité-, le personnage, réalisé à l’échelle humaine, pourrait tout aussi bien sortir d’une peinture hollandaise, ou d’un tableau de Hopper, depuis le rendu en clair obscur jusqu’à son attitude méditative, donnant à l’œuvre une étrange impression de silence.
Le dépouillement des fonds, aplats de couleurs sourdes, renforce cette sensation de mise entre parenthèse du monde objectif, d’une sorte de suspension du rapport du sujet à toute réalité ordinaire, une sorte d’épochè, donc, hors du temps calculé, dans le temps indécis de la méditation, du retrait, du repli sur soi... La mise en échelle 1 du portrait s’en fait paradoxale, car tout en se donnant naturellement en tentation de miroir, elle nous pose face à un être qui « esquive le regard » pour reprendre les mots de l’artiste, impénétrable, inaccessible, en retraite. Le déploiement de certaines œuvres en diptyque ou triptyque démultiplie les vues possibles, les relations entre les images, en complexifiant l’abord.
Superposition des procédés : le sujet, au premier plan, se détache sur un fond minimal, décontextualisé par l’arrière-champ coloré, sert en premier lieu un souci d’épure de la représentation.
A la rigueur des aplats monochromes ou en subtile polychromie, suggérant l’art abstrait ou conceptuel, répond le traitement apparemment classique des personnages, évoquant l’art classique du portrait, le thème de la figure. Pour l’artiste, il s’agit de concilier deux moments de l’histoire de l’art dans le même tableau. Bien plus encore, l’utilisation d’un logiciel de retouche et de traitement de l’image, permettant la « recomposition » du modèle, puis le processus de « pictorialisation » d’une image arrêtée issue de captation vidéo par la peinture offrent, outre un trouble hyperréaliste, la rencontre (plutôt que la confrontation) entre des techniques des plus contemporaines et la peinture à l’huile, dans un passage à rebours. Manière d’affirmer que la peinture est susceptible de laisser émerger une émotion que la photographie ignore. Manière aussi de se réapproprier plastiquement et physiquement l’objet de création. Ce lien au temps, qui nous semble si essentiel dans la peinture de Emmanuelle Leblanc, se manifeste aussi dans la durée du faire, de la confrontation à la matière, matière picturale et matériau. Si elle oeuvre à partir de photographies, ou de vidéos, son travail n’est pas pour autant dématérialisé. Préparer les surfaces, peindre à l’huile, recomposer les images ouvre un rapport au temps autant qu’à l’histoire de l’art, en terme de représentation mais aussi de savoir-faire. Comment dire autrement les limites de la virtualité ?
Vu du dehors ou en prise avec son intériorité, l’oeuvre d’Emmanuelle Leblanc est un univers suspendu entre deux rives, qui ne conforte aucune vision du monde ni ne le nie, mais cherche à se saisir subjectivement de son caractère fugitif, évanescent et mouvant, pour ensuite s’en dessaisir, comme deux moments d’une même quête irrésolue.
Marie Deparis-Yafil
janvier 2011