Qu’est-ce qu’une image ? Nécessairement, quelque chose qui vient de très loin. S’il n’y a pas une image ― l’image, rayonnante, couronnée de sa dimension ontologique ― mais bien des images, ainsi que l’affirme Georges Didi-Huberman, avec pour chacune sa structure propre, son rythme et son battement, reste malgré tout ceci : l’image, dans sa dimension catégorique du moins, prise comme une variable s’ajustant entre la chapelle Brancacci et la moindre des photographies qui peuplent nos téléphones portables (les sociétés précédentes auraient, quant à elles, désigné à ce lieux précis le graffiti obscène griffonné au mur des toilettes publiques) {note}1. Qu’il y est, ou non, de l’image à la peinture un saut qualitatif, la question reste en suspens.
Le travail d’Emmanuelle Leblanc parle à mon sens de cela, cette interrogation. Interroger cette relation de l’image à la peinture, jusqu’à trouver, dans l’image la plus pauvre qui soit, ce « graffiti », une dimension proprement picturale, un point d’identité (ou d’adéquation) permettant de la tirer vers la peinture justement. En fin de compte, qu’est-ce qui désigne une image comme « bonne à peindre » ? Ses qualités propres, l’œil du peintre ? Pittoresque, ce qui, étymologiquement, est « digne d’être peint ». Mais est-il possible aujourd’hui encore de penser la peinture comme « dignité » de l’image ? Est-il possible ensuite, d’établir une hiérarchie dans ce monde des images ― voire dans notre propre monde saturé d’images ? Suspension ici également. On sait qu’à l’orée de la première Renaissance, la qualité des matériaux employés (les ors et les outremers par exemple) primaient dans les contrats sur la réalisation des figures par la main du maître {note}2. Avec la Renaissance, le rapport s’inversa. Au vingtième siècle, la question de la reproductibilité technique, notamment dans le cadre de la photographie et du cinéma, réintroduisit d’une certaine manière cette notion de « qualité de matériaux » (pour le cas, entre autre, des supports, notamment les pellicules ou les papier photographiques et leurs charges en sels argentiques). Avec la révolution numérique, l’immatérialité des images produites, leur « gratuité » en quelque sorte, engendre de nouveaux comportements, largement étudiés par ailleurs, et la possibilité d’une consommation « compulsive » d’images. Ainsi, la banque d’images numériques constituée pour la Ligne de peinture obéit à cela ― une fabrication infinie d’images de « basse qualité » à l’aide d’un téléphone portable. Des centaines d’images réalisées ainsi, sans logique propre, au gré de l’humeur, du moment ou du lieu, et dont la fabrication même s’apparente plus à des prises de notes ou croquis qu’à une réelle pratique photographique. De ces multiples images, et par le biais de sélections successives, Emmanuelle Leblanc s’attache à faire apparaître celles qui, de son point de vue, sont effectivement douées de « qualités picturales » ― qualités qui souvent sont le fait d’un défaut inhérent à l’appareil (mauvaise gestion de la lumière et des couleurs), « pixellisant » l’image et créant ainsi d’étranges perturbations colorées. Ce sont ces perturbations qu’elle s’attache à reproduire avec minutie. Chaque photographie sélectionnée sert par la suite de modèle à une peinture de petit format (huile sur contreplaqué 18 x 25 cm) conçue non comme « tableau » mais comme le module d’un ensemble plus vaste, cette Ligne de peinture.
Ces images reproduites au plus près n’entretiennent pourtant qu’une parenté lointaine avec l’hyperréalisme, le but étant moins de produire une illusion photographique que quelque chose qui justement fasse peinture. Elles n’ont, en définitive, aucune signification propre, aucun sens. Des bougés ou des flous les relient encore à quelque chose pouvant se lire comme photographie, mais habitée par une « idée » de la peinture, la trace du pinceau ; la netteté, au contraire, produisant une imprécision plus grande : ces rectangles colorés, comme des briques peintes (pixels), densifiant et reliant toute la surface de l’image, avec les figures qui semblent prises à l’intérieur. Des statues, un sac plastique flottant à la surface du sol, un camion filant, lumineux, dans un paysage de gris colorés et de vert sombre, des immeubles, des « canaris » (ces touristes vêtus de cirés), d’autres images encore, illisibles. Certaines, récurrentes, font signes. Chacun de ces modules forme la plus petite unité narrative qui soit, permutable et combinable avec toutes les autres.
En définitive, la Ligne de peinture ressemble à la longue prédelle d’un tableau absent et dont le vocabulaire de figures et de couleurs forme les articulations logiques et les éléments narratifs d’une quelconque histoire (poétique ? personnelle ? collective ? artistique ?...). Peut-être encore que, dans cette place laissée libre par l’absence, se loge quelque chose qui se nommerait « peinture ».
1Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento, Bibliothèque illustrée des Histoires, Gallimard
2Cette définition, encore, est restrictive, en ce sens que nous vivons dans un monde intégralement for-mé ou informé d’images, et ne retient pas les divers sens spécifiques que la philosophie, la psychana-lyse ou la psychologie confèrent à cette notion.