Emmanuelle Leblanc. Chercher des traces. L’affirmation de peinture.

Brice Jubelin, 2009

La grande qualité des images, c’est leur mutisme propre, qui est, paradoxalement, le lieu même, le site de leur énonciation. De cette énonciation, il faut dire, avant toute chose, qu’elle est « contenu de connaissance », mais non univoque, au contraire de ce qu’en affirmait Platon. Les images d’Emmanuelle Leblanc – ses peintures – possèdent éminemment cette qualité.

 

La ligne de peinture.

Des formats simples (« hors » de la grande peinture), identiques, agencés comme des modules en une seule ligne horizontale – cette Ligne de peinture menée depuis 2006, qui, à l’heure où je l’écris, mesure dix-huit centimètres de haut pour sept-cents de long. De quoi s’agit-il ? D’images, avant tout. Mais il me faut signaler encore l’aspect de propédeutique, voire de prolégomènes, propre à ce travail. La Ligne de peinture est, tout à la fois, ceci : laboratoire d’images et de formes picturales, comme elle est, également, un lieu de technicité, d’apprentissage – de même qu’avant-propos, ample introduction aux peintures à venir.

Prendre ce laboratoire pour une collection, c’est manquer d’emblée l’espace dans lequel il se déploie. Chacune de ces images provient, à son origine, de photographies de basse résolution obtenues à l’aide d’un téléphone portable. Toutefois, le choix d’un tel matériaux correspond bien plus à une exigence profonde, qu’à un quelconque sacrifice à l’air du temps. C’est la nature même de ces images « jetables » qu’il est nécessaire de récupérer. À l’inverse, ces peintures ne visent ou ne font pas signes en direction de la photographie (comme tel « type spécifique d’images »), mais, au contraire, vers ce qui, à l’intérieur même de la photographie, peut être désigné comme peinture – tend vers elle. Il s’agit, pour Emmanuelle Leblanc, de repérer précisément l’indice pictural de toute image. Peindre ces images, c’est les fixer dans un temps possédant la dimension transitive du devenir, là où elles ne sont que des objets fugaces, des tremblements. À l’instantanéité de la photographie, substituer cette temporalité inhérente à la peinture – à la superficialité opaque de ces images, la profondeur sourde de cette chose, si mince soit-elle.

 

La preuve par la couleur.

Dans la totalité des images picturales qui citent ou font référence au « pixel », ici, une justesse et une acuité toute particulière. Non, en effet, quelque chose de purement extérieur et d’affecté (factice), mais la structure même de l’image, la totalité des composantes qui l’animent (au sens de factuel). Tout réside, en définitive, dans le jeu et l’agencement si précis de ces perturbations colorées. Cet entassement de « briques » biffe la possibilité de l’illusion. En aucun endroit, le réel n’est en jeu, ni sa recollection ni sa reconquête – pas plus que ces peintures ne se posent comme son possible redoublement, portant elle-même leur brillance, comme leur qualité propre. Peinture. Texture du pinceau, brossés, transparence et fondus. Statues, tour, façades. Gammes. Rémanence de la couleur qui bave, empiète sur toute forme. La perception originaire doit ressembler à cela : des taches colorées. Le domaine du photographique n’a pas de sens dans ce travail, ce sont, seules, les conditions du voir qui comptent – sont à l’œuvre – nulle part ailleurs plus que dans la peinture.

Caractère indécis, labile, où la netteté elle-même produit la plus grande imprécision. Pixels densifiant et reliant toute la surface de l’image, où les figures sont prises, figées dedans. Broderies colorées. En retour, le flou, le bougé ne sont pas des choix de l’imprécis ou de l’aléatoire – l’expression d’un quelconque défaut de vision – mais la « pétrification » même de l’image, son caractère de chose. La figure, son contenu résiduel. Un sac plastique flottant à la surface du sol. Un camion filant, lumineux, dans un paysage de gris colorés, de bleus et de verts sombres. Un coin d’ombre. Un couple. Des sacs de gravats. Des « canaris », touristes vêtus de cirés jaunes. Monochromes. Fenêtres. Nuit.

Absence ou quasi absence des figures humaines, qui n’entretiennent d’ailleurs avec nous qu’un rapport de lointain. D’elles à moi, pas d’empathie possible – aucune identification, aucune surface de préhension. Elles ne sont ni mon passé ni mon avenir, extérieures à mon présent. Signes fugitifs d’une présence inatteignable. Le temps de ces figures – comme de tout signe pictural – hors de toute fiction. L’humanité entière réduite à l’état de « bonhommes » ou de corps tronqués. Objets, êtres, au même rang. Aussi, pourraient-ils, tout autant, n’être que des empreintes. L’air, l’ombre, comme un fond conservant ses variations. Fixation de la variabilité, stratification.

 

Le neutre, l’insignifiant.

Ces images, dans leur mutisme, ne s’ouvrent que sur elles-mêmes – elles portent, en elles, leur propre condition. Nulle possibilité, donc, de les tirer vers un extérieur qui ferait sens. Pas de message, ni référent à une quelconque actualité, pas plus de discours que de dialogues entre elles. Chaque module de la Ligne de peinture représente la plus petite unité narrative qui soit, combinable, en ce sens, avec toute autre, mais cette « prédelle » possède également le sens intime de notre caractère d’êtres historiques – comme ce caractère, elle se présente, aujourd’hui, sans narrativité aucune. Aspect indiciel, neutre, de ces peintures, au sens éminemment positif de l’insignifiant. Et l’indiciel s’oppose au superficiel, à la surface, supposant ce qu’il faut chercher, l’indice, aussi ténu soit-il, la trace.

L’approche, la saisie de ces peintures, s’opère alors dans la poésie minutieuse de la couleur. Elles sont comme repliées dans ce domaine, propres à se déployer seulement dans l’espace attentif du regard, car il semble, encore, que l’attente soit l’une des modalités privilégiées de leur réception. Ainsi, la neutralité de l’image exigerait presque des qualités de myope pour lesquelles voir signifie poser le nez dessus, fixer attentivement au plus près de l’image. Ce qui creuse d’autant cet écart – car, si l’image porteuse d’« actualité » commande d’être saisie d’un bloc, immédiatement, et ses articulations rendues visibles, pour être aussitôt démembrée, ingérée, comprise, ces peintures, elles, ajoutent à l’attente la plus profonde « inactualité » – leur complexité se refusant à toute décomposition.

Dans ce mutisme, rien ne les soutient que leurs qualités picturales propres. Ainsi, pour prendre une comparaison psychopathologique, plus le fantasme, ou la déviance (c’est-à-dire, encore, l’idée), sera prégnant, moins sera importante, comme véhicule ou réceptacle, la qualité de l’image pornographique (actualité). Sade ne nous a-t-il pas appris que l’on peut jouir avec plus de délectation encore de l’objet le plus sale et le plus vil, jusqu’à l’immondice, que de l’objet le plus beau ? Mais cette jouissance n’est rendue possible, justement, que par la prégnance de l’idée.

 

Après cela, il faudrait pouvoir encore parler des toiles de moyen ou grand format qui émergent dans le sillage de la Ligne. Peintures réalisées d’après les mêmes modalités, mais chargées ou saturées de significations. Figures d’une certaine histoire de l’art : Nymphe acéphale paraissant sortir de l’eau, ou s’y reflétant comme dans un miroir diapré. Ce Saint-Georges, aussi, au gilet phosphorescent. Mais, tout autant que les autres, elles exigent cette myopie qui est elle-même condition d’accès à ces contenus de connaissance.

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