Tu vas manger un pied-bouche

Coraline Guilbeau, 2017

« L’histoire des yôkai est tout à fait réelle. On peut sentir leur présence dans les zones d’ombre des maisons. »
Mizuki.

 

Face à un yôkai, indéniablement, chaque homme est comme démuni, comme nu.

On recense une quantité et une diversité incroyable de yôkai, un grand nombre d’entre eux étant, à l’origine, des humains lambdas transformés en quelque chose de surnaturel suite à un état émotionnel disproportionné.   Les rokuro-kubi sont, par exemple, des monstres yôkai dont le cou s’allonge démesurément pendant la nuit. Les futakuchi-onna, elles, sont des femmes possédant une horrifiante seconde bouche placée derrière la tête. Le tôfu-kôzo, lui, est un petit moine qui tient un plateau avec un morceau de tofu. Et le ashiarai yashiki, quant à lui, est un gigantesque pied recouvert de boue apparaissant dans les pièces d’une maison depuis le plafond et ordonnant qu’on le lave, sinon quoi il piétinera et détruira l’intérieur de la maison. Enfin, le yôkai Ikiryo est le double de soi s’échappant du corps lorsqu’une personne ressent une émotion si intense que son âme se détache d’elle et émerge sous une forme éthérée. C’est Ikiryo qui est là lorsque l’on sent parfois de façon étrange la présence d’un autre près de soi.

Les personnages représentés, ou parfois seulement évoqués, par Ludovic Beillard dans cette exposition ne sont pas à proprement parler des yôkai. Pas plus mort que vif.

L’exposition Tu vas manger un pied bouche cherche à comprendre ce qui se joue dans l’extrapolation d’un sentiment, ou comment la puissance d’un sentiment pourrait venir à ce point marquer le corps.

Cette idée de disproportion, d’extrapolation et d’étirement se manifeste tout autant dans le sujet choisi que dans le traitement utilisé des matériaux.

Chez Ludovic Beillard, il y a toujours cette volonté, non pas de casser, mais d’étirer le geste, de le tordre à l’excès, de ratatiner le médium l’un dans l’autre, de déformer démesurément la matière, d’exagérer le trait. Ce n’est pas un hasard, s’il s’est naturellement tourné vers le latex pour penser et réaliser les sculptures de l’exposition - les propriétés naturelles du latex assurant résistance, flexibilité et malléabilité à une sculpture s’étirant presque à volonté -. Déjà, dans sa précédente série, Ludovic Beillard utilisait le latex pour réaliser des visages rendus comme écrasés, tuméfiés, noués par le travail d’étirement de la matière.

L’exposition construit un univers faisant tout autant référence au langage cartoon qu’au réel, et en vient à dissoudre les bords, les silhouettes et les enveloppes, à tel point qu’est exposé un pantalon sur-dimensionné de type baggy où manque un corps, celui qui le porte, comme s’il avait fondu à l’intérieur.

Par ailleurs, les personnages dessinés, tout comme les petits pantins de latex affichent des particularités corporelles pour le moins étonnantes. Tous ces personnages représentés semblent être dotés d’hypersensibilité, à tel point que leurs membres et leur chairs se sont déformés et agrandis de façon surdimensionnée en fonction de l’appareil sensoriel qui s’est amplifié (oreilles, yeux, bouches, etc). Tu vas manger un pied bouche, c’est l’histoire en somme, d’une hyper protubérance sensible. 

Ces êtres - qui ne sont jamais représentés à plusieurs, mais toujours isolés - accompagnés de leur trop grande sensibilité, évoluent (si ce n’est pas flottent) dans des univers simplement évoqués par des briques ou des pans de murs, à la limite d’un certain onirisme.

Dans ce monde en parfaite bichromie, les dessins aux pastels plus encore que les sculptures de latex, représentent des corps qui ne sont déjà plus des corps. Un peu comme si ces personnages étaient perdus dans l’espace-temps de leur représentation, certains d’entre eux n’ayant d’ailleurs plus vraiment de ligne nette délimitant leur corps déjà pris dans la masse. Filant la logique d’un effacement de l’enveloppe charnelle, ces dessins sont intéressants tant pour l’étude des situations spécifiques qu’elle propose que pour la psychologie qui semble se détacher depuis l’intérieur de ces corps. Il y a quelque chose de serein dans le regard que portent ces personnages sur cet environnement de l’entre-deux dans lequel ils évoluent.

Tu vas manger un pied bouche explore de fait la porosité entre le monde dit sensible et celui qui serait à côté. Ou après.

Tu vas manger un pied bouche, c’est aussi l’histoire d’un être peut-être trop touché, trop sensible à un moment donné, et qui a choisi de laisser tout cela de côté, enfin, de s’éloigner de la société, et ce, peut être tout d’un coup.
Rien n’est vraiment réel, non, ça non.
Tout ne l’est qu’à un certain moment.

 

Consulter la documentation de l’exposition.

The story of the Yōkai is in every way a real one, you can feel their presence in the shady areas of houses.
Mizuki.

 

Faced with a Yōkai, undeniably, every man is destitute, somewhat like being naked.

The amount and diversity of Yōkai is incredibly large, many of them being, at the beginning, average humans transformed into something supernatural after a disproportionate emotional state.

The Rokuro-Kubi are, for example, Yōkai monsters whose necks lengthen uncontrollably during the night. The Futakuchi-Onna, are women who have a horrible second mouth behind their heads. Tôfu-kôzo is a small monk who holds a tray with a piece of tofu on it. And the Ashiarai yashiki is a gigantic mud-covered foot that appears from the ceiling of rooms in houses and orders that it be washed, otherwise it will trample and destroy the place. Finally, the Yōkai Ikiryo is its own double, escaping from a body when a person feels such an intense emotion that his soul detaches itself and emerges as an ethereal form. It is Ikiryo who is there when one feels the strange presence of another, close to oneself.

The characters depicted, or sometimes only evoked, by Ludovic Beillard in this exhibition are not, strictly speaking, Yōkai. No more dead than alive. The exhibition Tu vas manger un pied bouche seeks to understand what is at play in the extrapolation of a feeling, or how the power of a feeling could actually come to the point of marking the body. This idea of disproportion, extrapolation and stretching is evident as much as in the chosen subject as it is in the usage of the materials.

In Ludovic Beillard’s work, there is this attempt, not to break, but to stretch the gesture, to twist it to the excess, to shrink the medium one into the other, to distort the material disproportionately, to exaggerate the features. It’s no coincidence that he naturally turned to latex to think and make the sculptures of this exhibition - the natural properties of latex ensuring resistance, flexibility and malleability to a sculpture stretching almost at will -. Already, in his previous series, Ludovic Beillard used latex to make faces that seemed crushed, swollen, tied by the stretching of the material.

The exhibition builds a universe that refers as much to the cartoon language as it does the real one, it dissolves the edges, the silhouettes and the earthly bodies to such an extent that a pair of over-sized baggy-type pants, are missing their structure, the one who wears these pants, as though the body has melted inside. On the other hand, the characters drawn, just like the little puppets of latex show some peculiarities to the least astonishing. All of these characters appear to be hypersensitive, so much so that their limbs and flesh have been deformed and enlarged accordingly to the amplified sensory apparatus (ears, eyes, mouths, etc.). Tu vas manger un pied bouche, is the story in short, of a hyper sensitive protuberance. These beings - who are never represented as many, but always isolated - accompanied by their excessive sensitivity, evolve (or perhaps float) in universes simply evoked by bricks or walls, at the limit of a certain oneirism.

In this perfectly two-colored world, the pastel drawings, even more than the latex sculptures, represent bodies that are no longer bodies. It’s as if these characters were lost in the space-time of their representation, some of them no longer having a clear line delineating their body already caught within the mass. Following the logic of an effacement of the earthly body, these drawings are interesting both for the study of the specific situation that they propose and for the psychology that seems to detach itself from the interior of these bodies. There is something serene in the way these characters look at this in-between environment in which they evolve.

« Tu vas manger un pied-bouche » explores the porosity between the so-called sensible world and the one that would be next door. Or after.

« Tu vas manger un pied-bouche » is also the story of a being perhaps too touched, too sensitive at a given moment, and who chose to leave everything aside, finally, to get away from society, and this, perhaps all of a sudden.

Nothing is really real.
Everything is only at a certain moment.

 

Exhibition’s views.

Autres textes à consulter