Avec inquiétude mais aussi avec espoir

Angélique Aubrit, 2021

J’ai eu froid cette nuit. Une décharge électrique m’a traversée des pieds à la tête, comme avant. Il y a beaucoup de souvenirs avant maintenant. Beaucoup de personnages et de fêtes violentes pour un seul film. J’ai pensé tout et son contraire pour arriver jusqu’ici, tout essayé si c’est possible. On a mis les idées au milieu, puis on les a travaillées pour arriver à quelque chose où chacun trouve un peu de son désir. Mais en vérité il y a des jours où tout rétrécit, des jours où tu ne veux plus de ces idées. Alors tu quittes. Tu marches en espérant qu’à défaut de tomber dans le vide, tu réussiras au moins à rire et pleurer à nouveau, ou à te rappeler quelque chose. Cette histoire c’est celle des autres.

Je ne reconnais personne ici, si ce n’est les murs. Tout est à sa place, comme les autres ont laissé les choses. Quelqu’un a même fait mon lit. Je sais que ça ne devrait pas être idéal, mais c’est exactement ce que je cherchais. J’ai chaud quand j’en ai besoin et froid quand j’étouffe. Le soleil se lève le matin et se couche le soir, et après c’est la lune. Je ne sais pas qui sont ces autres, mais chacun fait ce qu’iel a à faire comme s’iel était seul.e. Je n’arrive plus à me rappeler s’iels étaient là quand on est arrivé.e.s. Si c’est elles les autres ou s’ils sont morts. Je ne suis plus sûre des souvenirs que j’ai construits ni de mes mains. Quand j’y pense j’ai été les plus doux et les plus violentes.

Plus bas il y a une rivière et du soleil, c’est le seul endroit où je m’aperçois, ma respiration change et j’oublie de penser comme si je somnolais. L’image est trouble mais bien réelle. Je m’imagine sourire et caresser les fleurs du bout des doigts. J’ai chaud, juste comme il faut. J’avance seule, et c’est ce que j’ai toujours voulu, chaque chose est à sa place ce qui m’évite de devoir y penser. Et puis tout s’éteint. La nuit se fait et le paysage part ailleurs. Je sens tous ces yeux qui me regardent prêts à m’arracher tout ce qui dépasse, mais ça n’arrive pas car j’ai encore des choses à dire.

Je ne sais pas si les autres le font aussi pour faire taire leur ventre, faire taire la mort par la mort. Je suis plutôt optimiste comme personne mais maintenant j’hésite. Mes souvenirs se rappellent. J’ai cru longtemps que c’était possible de s’écouter les uns les autres et de s’oublier soi un instant, pour enfin voir. Mais on ne deal pas avec l’histoire de chacun. Je le sais parce que j’ai été si gentille que je ne suis plus sûre de ce que je pense aujourd’hui.

Ça me revient.

J’ai vu ce que j’étais capable de faire, enfin je crois. Tout ça n’est peut-être qu’une histoire que j’ai inventée pour avoir quelque chose à méditer sur la route, ou bien me punir d’être arrivée. Il va falloir continuer ici encore des nuits et des jours pour le savoir.

Où vont ces carnets que je remplis chaque jour un peu plus ? Chaque matin semble si différent de la veille et en même temps si répétitif, comme si je ne faisais que me balader dans mes souvenirs en essayant de les revivre le plus fidèlement possible. (Je ne sens à nouveau plus mes mains.) Je dois me concentrer pour faire taire ces souvenirs, et ne plus repenser à ces images qui tissent des toiles sous mon crâne et accaparent de plus en plus mes pensées. Elles les assèchent. Je les sens tirer leurs fils et m’empêcher de penser ailleurs. Je dois oublier. Quelque chose m’y rattache encore, quelque chose de familier. C’est comme si la honte me tenait chaud, comme si je trouvais un certain réconfort dans le dégoût que je m’inspire.
Il y en a une qui vient de passer devant la fenêtre. Pour l’instant elles ne sont ni agressives ni amicales, elles agissent comme si elles ne nous voyaient pas. Je crois que ça ira.

Je ne sais pas si elles se promènent ou si elles montent la garde. Je ne sais pas si je dois mourir ou si je dois vivre.

Quand on est parti.e.s j’étais sûre de nous, sûre des ailleurs, des inconnus, et de la direction du vent. Et puis tu as changé et j’ai vu chacune de mes joies tomber les unes après les autres. J’ai compris instantanément que tout était faux. J’étais sûre de m’être trompée, comme j’étais sûre de faire le bon choix auparavant, quand je suis partie. J’ai vu nos désirs se desséchés, comme un cycle qui débute et se termine dans la même seconde. C’est dans ces moments-là que j’aimerais que la terre s’arrête quelque part, qu’il n y ait qu’un immense précipice. Quand on se voit comme ça on retient sa respiration pour s’éviter de continuer. Je veux rester ici et voir. Peut-être que tout peut s’arrêter comme ça, en un instant, sans pensées, sans désirs, sans contraindre la ligne un peu plus.

Les prédateurs ne se cachent pas, ils sont là, sereins, c’est cette assurance qui nous les cache. Ils n’entendent ni ne voient, ils ne ressentent que leur ventre. Leurs yeux ne leurs servent pas à voir mais à prendre. J’imaginais ça autrement, plus définitif comme violence. Mais je découvre une douleur diffuse, une honte qui n’accompagne que la proie.

Ils reviennent parfois la nuit. J’entends des gouttelettes qui tombent et des frottements de langue de chat. Ça me rassure presque de savoir qu’ils guettent encore.

Je viens d’en voir une. Elle ne m’a pas regardée. J’ai vu derrière mes yeux, la scène se dérouler encore et encore. Chaque fois elle bouge un peu : je lève la main pour la saluer et un son sort de ma bouche pour qu’elle me remarque. Elle se fige dans son mouvement puis relève la tête lentement vers moi. En un instant, je vois le pire et le meilleur de cette rencontre. Mais elle finit toujours par me manger la gorge sans prononcer un mot. Alors, le temps de mourir, le temps d’être dévorée, je me repasse cette décision et cette question : continuer de s’éviter ou se rencontrer ?

Quelque part où disparaître.

Me répéter encore et encore que j’ai raison d’y croire, que je peux le faire, que je dois le faire.

Les désirs meurent et se réinventent à chaque instant. Nous ne ferons pas mieux que les autres, mais nous le ferons en sachant cela, et peut-être que ça fera une différence dans nos vies. Ou peut-être que nous reprendrons la route demain finalement. Je ne sais pas si ça peut réellement fonctionner d’être ici, mais des fois on a réussi. Des fois on l’a senti ce courant qui nous dit que ça prend sens, que les pôles vont se rejoindre, qu’il y a bien quelque chose à faire ici.

Hier j’ai passé l’une des pires journées depuis que je suis ici. Plus rien n’avait de sens, tout était flou et angoisse. Je sais pourtant ce que je suis capable d’encaisser depuis le début, mais hier tout était différent. Aujourd’hui j’ai trouvé les fruits que je cherchais. J’ai rangé, gratté et arraché.

Il fait beau. La semaine dernière nous avons ramassé de quoi envisager de faire quelques petites réserves pour les semaines à venir. On aurait presque dit que les choses n’avaient jamais changé.

Elle me regarde mais n’avance pas. Elle agit comme si je ne la voyais pas, pourtant elle ne se cache pas. Je ne sais plus qui croire. Il semble que chacune de nous doive faire un choix. Choisir si l’autre représente une menace ou une alliée, décider maintenant avec le peu que je sais, et l’immensité de ce que je ne sais pas, quelle est la bonne décision. Je suis attristée par le peu de valeur qu’aura le choix que je vais faire malgré ses conséquences. Chacune attend de voir la réaction de l’autre. J’ai tout à coup peur de glisser ou de cligner des yeux et qu’elle y voit le signe qu’elle attendait pour m’attaquer.

Iels sont tous.tes parti.e.s, et pourtant rien n’a changé. Je me suis réveillée seule sous un ciel blanc. Il fait jour mais un peu sombre. J’ai fouillé tous les recoins que je connaissais et les autres aussi, et n’ai trouvé personne. Tout est pourtant exactement à sa place, comme s’iels venaient de quitter les lieux.

Je me rappelle quand nous sommes parti.e.s, il y avait beaucoup de monde. Pourtant je n’arrive plus à voir leurs visages, je ne vois que des silhouettes qui se déplacent. La vie était entrecoupée de fêtes. On n’en revenait pas que ça soit si beau.

Iels sont venu.e.s des déserts de pensées, avec l’idée que ça pouvait fonctionner, contaminer, rigoler. Une rigole si discrète qu’on ne l’entend que quand les doutes se taisent. On est chez nous maintenant. Il n’existe pas de place nette ni de début, on n’est que la suite, mais elle s’invente à chaque instant. Ce lieu et ses fantômes que nous rencontrons en empruntant ces chemins, nous les avons rêvés.

J’ai chaud et froid à la fois. Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas avec moi ? Où sont-elles toutes passées ? Quel jour sommes-nous ? J’ai rêvé que je voyais mon reflet dans un bout de miroir et que je n’avais pas changé depuis la dernière fois. Je viens de réaliser que ce n’était pas vrai. Rien ici ne nous renvoie notre reflet, pas même cette eau boueuse. Je ne suis pas sûre que ce soit moi qui ai fait ce rêve. Je ne me rappelle pas d’hier, mais d’avant-hier oui, et puis le reste c’est trop loin. Je nous ai vu.e.s. Je sais que mes mains changent, je sais que des fois je ne les reconnais pas et que mes yeux sont piégés dans un véhicule inconnu. Je crois que je change de corps. Non. Je crois qu’elle sait mais qu’elle ne me dit pas tout.

Je suis fatiguée de nous perdre. Mes yeux agissent comme des boites à images qui me trompent. J’ai mal aux mains. Ici tout a été ravagé comme si une tornade était passée. J’ai ramassé une tête, puis une deuxième. Je sais qu’iels m’attendent, qu’iels me regardent hésiter quand j’avance. Je ne les connais pas. Avant je connaissais tout le monde. Je revois des visages familiers derrière mes yeux, mais mes souvenirs ne veulent pas aller plus loin. Mes mains changent.

Je me demande si on se ressemble.

Je vais rester là encore un moment pour regarder les autres.

 

Consulter la documentation de l’exposition.

I had a cold night. An electric shock went through me from head to toe, just like before. There are many memories before now. Lots of characters and violent parties for one movie. I have thought everything and its opposite to get here, tried everything if it is possible. We put the ideas in the middle, then we worked on them to arrive at something where everyone finds a bit of their desire. But the truth is that there are days when everything shrinks, days when you don’t want these ideas anymore. So you leave. You walk, hoping that if you don’t fall into the void, you will at least manage to laugh and cry again, or remember something. This story is that of others.

I don’t recognize anyone here, except for the walls. Everything is in its place, as others have left it. Someone even made my bed. I know it shouldn’t be ideal, but it’s exactly what I was looking for. I’m warm when I need it and cold when I’m suffocating. The sun rises in the morning and sets in the evening, and then it’s the moon. I don’t know who these others are, but everyone does what they have to do as if they were alone. I can’t remember if they were there when we arrived. If they are the others or if they are dead. I am no longer sure of the memories I have made or of my hands. When I think about it I was the most gentle and the most violent.

Further down there is a river and the sun, it is the only place where I notice myself, my breathing changes and I forget to think as if I were dozing. The image is blurred but very real. I imagine myself smiling and caressing the flowers with my fingertips. I’m hot, just right. I move forward alone, and that’s what I always wanted, everything is in its place so I don’t have to think about it. And then everything goes away. The night is made and the landscape leaves elsewhere. I feel all these eyes looking at me ready to rip off anything that sticks out, but it doesn’t happen because I still have things to say.

I don’t know if others do it too to silence their belly, to silence death with death. I am rather optimistic as a person but now I hesitate. My memories are coming back. I believed for a long time that it was possible to listen to each other and to forget ourselves for a moment, to see finally. But we don’t bargain with each other’s history. I know because I’ve been so kind that I’m not sure what I think anymore.

It’s coming back to me.

I’ve seen what I can do, I think. Maybe this is all a story I made up to have something to think about on the road, or to punish myself for having arrived. We will have to continue here for many more nights and days to find out.

Where do these notebooks go that I fill a little more each day ? Every morning seems so different from the day before and at the same time so repetitive, as if I were just wandering through my memories trying to relive them as faithfully as possible. (I can’t feel my hands again.) I have to concentrate on silencing these memories, and stop thinking about these images that weave webs under my skull and monopolize my thoughts more and more. They dry them up. I feel them pulling their threads and preventing me from thinking elsewhere. I must forget. Something still connects me to it, something familiar. It’s as if shame keeps me warm, as if I find some comfort in the disgust I inspire in myself.

There is one which has just passed in front of the window. For the moment they are neither aggressive nor friendly, they act as if they don’t see us. I think it will be fine.

I don’t know if they are walking around or standing guard. I don’t know if I should die or if I should live.

When we left I was sure of us, I was sure of the other places, I was sure of the unknowns, and wind direction. And then you changed and I saw each of my joys fall one after the other. I understood instantly that everything was wrong. I was sure I was wrong, as I was sure I was doing the right thing before, when I left. I saw our desires dry up, like a cycle that starts and ends in the same second. It is in these moments that I would like the earth to stop somewhere, that there is only a huge precipice. When you see yourself like that you hold your breath to avoid continuing. I want to stay here and see. Maybe everything can stop like this, in an instant, without thoughts, without desires, without constraining the line a little more.

The predators do not hide, they are there, serene, it is this assurance that hides them from us. They do not hear nor see, they only feel their belly. Their eyes are not for seeing but for taking. I imagined it differently, more definitive as violence. But I discover a diffuse pain, a shame that only accompanies the prey.

They sometimes come back at night. I hear droplets falling and rubbings like a cat’s tongue. It almost makes me feel better to know that they are still watching.

I just saw one. She didn’t look at me. I saw behind my eyes, the scene unfolding again and again. Each time she moves a little : I raise my hand to greet her and a sound comes out of my mouth so that she notices me. She freezes in her movement then slowly raises her head towards me. In an instant, I see the worst and the best of this encounter. But she always ends up eating my throat without saying a word. So, by the time I die, by the time I am devoured, I am replaying this decision and this question : To continue avoiding each other or to meet ?

Somewhere to disappear.

Telling myself over and over again that I am right to believe, that I can do it, that I must do it.

Desires die and reinvent themselves at every moment. We won’t do better than others, but we’ll do it knowing that, and maybe it will make a difference in our lives. Or maybe we’ll hit the road again tomorrow after all. I don’t know if it can really work to be here, but sometimes we’ve made it. Sometimes we felt this current telling us that it makes sense, that the poles will meet, that there is something to do here.

Yesterday was one of the worst days since I’ve been here. Nothing made sense anymore, everything was fuzzy and anxious. I know what I’m capable of since the beginning, but yesterday everything was different. Today I found the fruit I was looking for. I tidied up, scraped and tore out.

The weather is nice. Last week we picked up enough to consider making some small reserves for the weeks to come. It almost seemed as if things had never changed.

She looks at me but does not advance. She acts as if I don’t see her, yet she doesn’t hide. I don’t know who to believe anymore. It seems that each of us has to make a choice. Choosing whether the other is a threat or an ally, deciding now with the little I know, and the vastness of what I don’t know, what is the right decision. I am saddened by how little value the choice I make will have despite its consequences. Each is waiting to see the other’s reaction. I’m suddenly afraid I’ll slip or blink and she’ll see it as the sign she’s been waiting for to attack me.

They are all gone, and yet nothing has changed. I woke up alone under a white sky. It’s daytime but a bit dark. I searched every corner I knew and the others too, and found no one. Everything is exactly where it should be, as if they had just left the place.

I remember when we left, it was very crowded. Yet I can no longer see their faces, I only see silhouettes that move. Life was interspersed with parties. We couldn’t believe how beautiful it was.

They came from the deserts of thought, with the idea that it could work, contaminate, create a passage. A waterway so discreet that it is only heard when doubts are silenced. We are home now. There is no empty place or beginning, we are only the continuation, but it is invented at each moment. This place and its ghosts that we meet by taking these paths, we have dreamed them.

I am hot and cold at the same time. Why isn’t she with me ? Where are they all ? What day is it ? I dreamed that I saw my reflection in a piece of mirror and that I had not changed since the last time. I just realized that this was not true. Nothing here reflects us back, not even this muddy water. I’m not sure it was me who had this dream. I don’t remember yesterday, but the day before yesterday, and the rest is too far away. I have seen us. I know that my hands change, I know that sometimes I don’t recognize them and that my eyes are trapped in an unknown vehicle. I think I’m changing bodies. No. I think she knows but she doesn’t tell me everything.

I’m tired of losing us. My eyes act as image boxes that deceive me. My hands hurt. Here everything is ravaged as if a tornado had passed. I picked up a head, then a second. I know they are waiting for me, watching me hesitate when I move forward. I don’t know them. I used to know everyone. I see familiar faces behind my eyes, but my memories don’t want to go any further. My hands change.

I wonder if we look alike.

I’m going to stay here a little longer to keep an eye on the others.

 

Exhibition’s views.

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