Faire l’expérience physique du déplacement, pas seulement révéler ce qui est de l’ordre d’un regard particulier, mais permettre que se matérialise quelque chose de soi, sorte de mise en scène qui appartiendrait autant au photographe qu’au regard de celui à qui s’adressent ses photographies, voilà peut-être une des premières pensées que j’ai eu en regardant le travail de Sabine Delcour, petite scène de notre bestiaire intime et impersonnel à la fois.Combien de jambes ont arpenté ces chemins, combien de vécus ou d‘expériences, elle nous permet d’imaginer à la suite de ses pas. Car si Sabine Delcour photographie, c’est sûrement parce qu’elle a foi en cette matière rendue de l’image, comme avant tout une expérience partageable.Chaque fois lorsque je reçois les images qu’elle m’adresse, je me sens associé à ses déplacements, invité à les suivre, tenté d’y projeter les images souches qui sont les miennes. J’ai cette envie de peupler la scène qu’elle me présente de ma mythologie personnelle ici activée, qui ressurgit parfois et s’impose à moi, ou au contraire qui me semble neuve comme au premier regard posé sur un paysage nouveau.
Ses images me reconnectent avec cette évidence de la nature, son appel résonnant en moi, m’incitant à me mettre en marche. Je marche alors dans ses pas et combien d’autres avant elle, une ligne de partage universelle.
Évidemment, parler de nature ne suffit pas, il faudrait que je dise plutôt que le geste photographique de Sabine Delcour me met en relation avec le monde dans lequel je vis pourtant aussi, que souvent j’oublie, trop accaparé que je suis par les spasmes de nos vies citadines pour être à l’écoute du monde qui m’entoure. Ses photographies sont précieuses dans ce qu’elles m’obligent d’attention.
Peut-être faudrait-il parler alors de ce geste, parler de l’humilité qui l’accompagne, cette manière de se mettre à raz du sol, de poser l’appareil comme on pose les armes. Pas de capture d’images ici, quelque chose plutôt comme l’art de poser les pierres au Japon, une volonté de ne pas répondre à cette folie incompressible de l’intervention humaine sur la nature, ce besoin de la mettre à genoux, de la transformer, d’y laisser son empreinte, de la domestiquer.
Ici, il n’est pas question d’intervenir sur le paysage, juste d’en témoigner au sens même du documentaire qui a nourri chez Sabine Delcour son désir d’images. Il n’est pas question de prendre toute la place, mais de la rendre.Je l’imagine à genoux, dans la boue parfois, au plus près du sol pour réaliser son cadre. Et si le dépoli de son objectif réduit la netteté de ce qui est montré, c’est moins par souci de signature esthétique, que pour indiquer la suite du cheminement, à la manière d’une visée que l’on prend à la boussole, pour matérialiser et poursuivre le corps à corps engagé avec le lieu.
En ce sens l’œil précède toujours le corps et, si c’est toujours vrai, chez certains photographes, l’œil arrête le corps.
Les images de Sabine Delcour ne nous disent pas je suis ici, mais je vais là-bas, petit passage de la vie comme à raz de terre, du visible au sensible, faisant de la photographie une scène où s’ancre au contact de la nature même du sol, une invitation à la suivre, un désir de le faire au gré d’un littoral quelconque, d’une zone périurbaine au Japon ou comme ici au cœur d’un jardin anglais.
Manuel Daull, « Trebah Garden, Angleterre », Canopée, n°7, éd. Nature & Découvertes, 2009. p. 8-15