Devant les séries photographiques de Sabine Delcour réunies ici, de la plus ancienne, Transport (1992) à la plus récente, Cheminements, non achevée encore, une régularité, ou plutôt une constance saisit le premier regard. Outre leur affinité avec le genre du paysage et l’absence de tout autre être que cette vache trônant sur un tas de fumier quelque part dans le Val de Dronne, plusieurs récurrences formelles produisent cette insistance : la couleur et la taille des images, l’orientation toujours verticale de leur format — option qui contrarie l’une des conventions les plus établies du paysage —, les marques du support technique (bord noir, encoche et référence du plan-film), et, souvent, un cadrage qui place le regard près du sol. A cela s’ajoutent d’autres aspects plus erratiques. De curieux effets d’irradiations parasitaires, par exemple, qui, jusqu’à la série Les Bâtisseurs (2000), apparaissent de manière plus ou moins marquée aux bords des tirages. Ces traces prennent acte d’une faillibilité, elles incorporent le défaut au système, l’accident à l’outil. En l’occurrence, une chambre photographique des années 1930 choisie par l’artiste pour son étanchéité imparfaite à la lumière. On pense à Julia Margaret Cameron qui, au milieu du XIXe siècle, conserve l’objectif défectueux de sa chambre noire qu’on lui désigne pourtant comme la cause des zones floues qui rendent ses photographies « imparfaites ». C’est d’ailleurs un travail spécifique de déformation et de flou que Sabine Delcour a en quelque sorte substitué aux irradiations intempestives de lumière en optant pour une chambre plus moderne à partir de la série qu’elle a consacrée au delta de la Leyre, dans le bassin d’Arcachon en 2006, dans le cadre de la mission photographique du Conservatoire du littoral. Le dérèglement des bascules de la chambre qu’elle produit à cet effet est devenu assez courant depuis la fin des années 1990 pour prendre des distances avec l’esthétique documentaire. Cela s’est révélé particulièrement efficace pour ramener les espaces construits à l’état de maquettes que le spectateur a l’impression de dominer. Mais devant des territoires marécageux ou face à des chemins, manifestement, autre chose est en jeu.
Si l’artiste explique cette option par son désir de nuire à la transparence et l’efficace de l’image technique, à mes yeux, ce trait particulier et, plus largement, l’ensemble du travail de Sabine Delcour, trahit une survivance de la figure archaïque de l’arpenteur. Je parle des arpenteurs romains qui savaient l’art de mesurer la terre et dont les traités indiquent que leur fonction, liée à l’établissement des limites et au partage de l’activité sur le territoire, était un rouage central de la société. Contrairement à celle de nos géomètres aujourd’hui restreinte aux prérogatives technocratiques des planificateurs. Dans leurs traités, par exemple, les arpenteurs notes souvent les coutumes locales qu’ils observent. Ce qui n’est pas sans évoquer l’attention que Sabine Delcour porte, pour sa part, à la parole et aux expériences des habitants qu’elle rencontre sur les territoires où elle agit. La restitution qu’elle en donne, par des ensembles de fragments anonymes imprimés à la taille des photographies ou en livret, ou encore, comme ici, diffusés par un dispositif sonore, caractérise bien la tension que l’artiste entretient avec la photographie. Si elle gage de la puissance imageante du médium, elle lui reconnaît toutes ses limites face à l’aspect humain, toujours stratifié et éminemment pluriel des territoires. Dans la série Transport, l’importance du texte était encore plus affirmée. Car prélevé en amont dans de vieux guides touristiques, il a déterminé chaque prise de vue. D’où son inscription dans l’image même.
Les arpenteurs, auxquels on doit le tracé de nombreux chemins, étaient saisis par les autorités locales qui leurs reconnaissaient une compétence juridique en matière d’établissement des limites. Depuis ses débuts, l’activité de Sabine Delcour est liée à la commande, un lien avec les arpenteurs qu’elle partage avec beaucoup d’autres photographes. A l’exception de Cheminements, toutes les séries présentées ici ont été produites dans le cadre de missions photographiques qui comptent au grand nombre de celles que les autorités publiques ont organisées partout en Europe dans la continuité de celle de la Datar qui, au milieu des années 1980, avait précisément situé son ambition à la croisée de l’administratif, de l’ethnologique et du sensible en demandant à des artistes européens et américains de dresser un état de la France à l’issue des Trente Glorieuses.
Une autre analogie apparaît dans le rapport au sol que Sabine Delcour convoque sans cesse, comme s’il n’y avait pas d’image possible sans le fondement — ce que veut dire solum en latin — sur lequel se déroule l’opération technique qui la produit. Avec son trépied, le dispositif de prise de vue n’est pas sans rappeler la groma, le premier instrument des arpenteurs qui se compose de deux réglettes à angles droit au croisement desquelles étaient fixé un œilleton, un fil lesté, le tout fixé à une tige qui se plantait dans le sol. Et une fois le tracé des limites établi, sur ce sol étaient posées des bornes qui, parfois, pouvaient indiquer la proximité d’un lac ou d’une rivière à proximité, et combiner ainsi à une fonction de délimitation une amorce de représentation du territoire que les arpenteurs étoffait dans les cartes qu’ils étaient chargé d’établir. Pris au jeu de l’analogie, je crois découvrir quelque chose de cette dimension cartographique dans l’alternance de zones nettes et floues qui s’organisent de manière précise à la surface des images dans les dernières séries de Sabine Delcour.
Emmanuel Hermange, "À la mesure du territoire", dans Sabine Delcour, Paysages habités, éditions Le Château d’Eau, Toulouse