Ici et ailleurs

Didier Arnaudet, 2006

Sabine Delcour interroge cette relation singulière du corps et du territoire, de la parole et du partage, de l’image et du réel. Sa photographie n’est jamais indifférente au contact et à la rencontre. Elle se situe au centre de cette coïncidence entre l’homme et ce qui l’entoure, au coeur d’une tension qui surprend la force de signes élémentaires. Photographier consiste à s’occuper d’un « ici », une présence directe et insistante, à laquelle se lie un « ailleurs », un hors cadre qui rend le cadre plus complexe. « Ici » est d’abord l’opération première qui se propose de nommer les choses et se risque à imposer un centre. « Ailleurs » est cette périphérie indispensable, à la fois opaque et transparente, qui donne vie au centre. « Ici » et « ailleurs », centre et périphérie participent au même mouvement d’échange, sans jamais pourtant se confondre, et il ne faut pas que ce mouvement s’arrête, se contente de l’action exiguë qui semble lui être allouée. La photographie ne doit pas se laisser prendre au piège des formes qu’elle adopte et de leurs contraintes mais s’ouvrir à d’autres sollicitations venues de tous les côtés comme les principes actifs d’un débordement nécessaire.

La série de photographies intitulée « Autour de nous » a été réalisée lors d’une résidence au Japon, dans la préfecture d’Ibaraki, et porte sur l’émergence de zones pavillonnaires et de constructions individuelles. Ces maisons, présentées en cours de construction, apparaissent dans cet état intermédiaire où la frontière entre composition et décomposition reste poreuse. Elles sont fragilisées par des échafaudages et des enveloppes provisoires mais imposent une ossature en bois parfaitement repérable, stable et architecturée selon certaines règles pratiques et culturelles. Le regard les pénètre et pratique une autopsie de leur intimité à venir. Tout ramène à la même évidence, celle d’un dedans que rien encore ne protège du dehors. Ces maisons ne cherchent pas à résister à l’espace immédiat dans lequel elles s’inscrivent et en acceptent les repères dont les significations s’offrent sur le mode de l’interrogation. Elles ressemblent à d’étranges insectes qui mobilisent leurs antennes, pattes et mandibules car mis en arrêt par la bonne surprise d’une proie ou la rencontre fortuite d’un prédateur. Comme eux, elles sont dans l’attente d’un « après ». Et cette impression d’attente est renforcée par une prise de vue au ras du sol qui nous restitue ces maisons dans une sorte de proximité distante, comme si, alors même qu’elles se livrent dans une nudité extrême, elles s’absentaient dans une profondeur insaisissable.

Ces photographies s’accompagnent de paroles diverses, extraites de réponses à un questionnaire conçu pour cerner la possibilité d’un lien entre la structure d’une maison et l’ancrage d’une vie intime. Ainsi se fait entendre un nombre indéfinissable de voix qui, comme les morceaux épars d’un puzzle dont il faut essayer de reconstituer l’ensemble, s’efforcent de raconter des désirs, des rêves, des souvenirs et des parcours de vie qui construisent l’idée d’un « chez soi ». Ces voix s’interpénètrent, se renvoient sans cesse les unes aux autres, se disjoignent, se contredisent ou s’unissent pour constituer un vertige de la parole. Nous sommes mis en position à la fois d’auditeur et de voyeur. Nous avançons dans cette conversation plurielle, soumise à un processus d’éclatement infini qui consomme l’énergie et les détails de confidences et d’histoires individuelles, où la distinction entre les intervenants devient impossible. Nous regardons, épions l’environnement d’un quotidien qui nous échappe et nous intrigue, procédant à un examen systématique de tous les indices qui s’offrent à nous. Ce que nous devinons alors d’un fragment de texte à l’autre, d’une image à l’autre, c’est l’hétérogénéité de la proposition puisqu’elle veut à la fois désigner et laisser entendre, porter un éclairage décisif et entretenir une énigme. Comment prendre en compte ces deux extrêmes ? Comment affronter la contradiction qui oppose une recherche de lisibilité et de visibilité et le besoin d’une évidence, d’une surface lisse qui ne se dérobe pas ? Une des qualités de cet ensemble de Sabine Delcour est de ne pas franchir le pas, de ne pas choisir et de nous maintenir dans une indétermination curieusement féconde.

Le souci de bâtir est aussi celui de décider d’un « ici ». La maison est un projet intime. En cela elle engage quelque chose qui la précède, un ensemble de péripéties, de décisions, d’éléments d’histoire personnelle qu’en même temps elle interprète, le plus souvent pour en faire une matière (formes, couleurs, images). Son apparence représente l’événement d’une vie à partager et son sens. Cet événement commence dans cet « ailleurs », ce temps de la parole, de l’envie, qui prépare le projet, précise l’intention. Comment différencier les fils entrelacés de l’enracinement et de l’événement ? Comment discerner ce qui demeure et ce qui change ? Sabine Delcour sait toute la difficulté de l’exercice et ne prétend pas la résoudre. Ce qu’elle cherche à saisir, c’est une situation où tout est encore en chantier, une sorte de bord où s’équilibrent l’individu et le collectif, la mémoire et le présent, l’intérieur et l’extérieur, le territoire et le point de vue, une situation d’image et de parole qui nous oblige à inventer une suite et l’expérience dans laquelle elle va s’accomplir.

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