Cheminements

Isabelle Tessier, 2007

Notes et réflexions sur les images de Sabine Delcour, présentées à la galerie de l’artothèque de Vitré du 2 février au 16 mars 2008. Durant l’année 2006 et l’année 2007, Sabine Delcour a été accueillie en résidence à l’artothèque de Vitré, à la galerie des Urbanistes à Fougères et au Village de Bazouges-la Pérouse. Dans ce cadre, elle a poursuivi notamment sa recherche sur la notion de territoire et de cheminement en circulant dans le Pays de Vitré et le Pays de Fougères.

Dans la sixième partie du Discours de la Méthode, René Descartes recommande une connaissance des astres, des cieux, de l’ensemble des corps qui nous environnent afin de les « employer à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » {note}1 De cette citation, l’homme ne retient généralement que les six derniers mots déformant ainsi les propos du philosophe qui annonce non pas une conquête de la nature mais une utilisation intelligente de celle-ci grâce à la connaissance de la physique. Ignorants et/ou refusant ce genre de précepte, les hommes se sont organisés pour domestiquer le paysage à leur profit. La détermination de leurs actions a fini par supprimer une grande part des spécificités de la géographie. Les amendements agricoles ont mis en culture la quasi-totalité des terres, les travaux de voirie ont progressivement atténué les accidents du relief… si bien que l’homme a, en partie, perdu le contact avec la réalité brute du site sur lequel il vit. Le marquage de nombreux sillons prenant la forme de réseaux routiers ou plus modestement de sentiers et de chemins ont accentué la découpe et le morcellement du paysage. Les chemins et leur empreinte courbe sinueuse ou rectiligne dans le territoire constituent un objet de recherche photographique pour Sabine Delcour en quête d’un « voyage impossible plus uniquement géographique, topographique ou social, mais se situant dans un entre deux, un intervalle, un interstice où s’établissent des flux et des correspondances ». Dans cet espace déterminé, physique qu’elle choisit de représenter, la photographe exclue toute présence humaine. L’individu, perceptible seulement par la trace qu’il laisse dans le paysage est absent du cadre tout en étant le vecteur déterminant qui lie l’artiste à un lieu et focalise son attention. Les Cheminements sont ainsi doublement marqués par l’empreinte. Une première est réalisée dans le sol par l’homme et son passage. Une deuxième est figée instantanément par le négatif photographique qui en garde la trace et le fait ressurgir en produisant du positif. Le temps révélé par l’oeuvre est celui de l’arrêt dévoilé par la photographie et par tout un répertoire de l’ordre de la trace, la découpe spatiale répondant à la découpe temporelle.

L’entrée dans l’univers photographique de Sabine Delcour s’effectue par une étonnante, une insolite mais non moins séduisante transformation de la physionomie du monde perçu, dans un premier temps, à travers un cadre, un cerne noir. Les bords du négatif enferment l’image, lui donnent une limite, mais paradoxalement invitent le spectateur à pénétrer dans une représentation singulière du paysage. Le regard s’accommode sans résistance et sans entrave à cette relecture du monde. Une nouvelle lisibilité, sortant du champ strict de l’observation, offre alors une expérience proche de celle décrite par Platon dans le mythe de la caverne. Ce que les prisonniers perçoivent du lieu auquel ils sont enchaînés, ce qui constitue leur seule connaissance du monde extérieur, sont des ombres et des échos qu’ils prennent naturellement pour la réalité. S’ils s’exprimaient, leurs discours se référaient à leur seule expérience du réel. Cette allégorie que représentent également les photographies de Sabine Delcour démontre que l’expérience immédiate ne porte pas sur la réalité, mais bien sur l’idée que nous en avons. Cette perception allégorique s’accompagne également dans les Cheminements de l’artiste, d’un voyage qui ne relève ni « d’une géographie territoriale ni d’un itinéraire précis mais d’une topographie de l’ordre de l’intime, un voyage intérieur ». Si la phase créatrice est liée au corps pensant, agissant, elle fait partie d’une sphère intime, parfois mal connue, semblable à un double, à un état du moi qui resterait étranger et dont les pouvoirs seraient mystérieux. La création ne fait pas seulement apparaître un objet dans une matière plastique littéraire… elle révèle également une part de soi immatérielle souvent liée au corps. En effet, l’objet n’est pas uniquement l’aboutissement d’un processus de représentation, il est également ce produit qui a résulté d’un réel corps à corps avec son fabricant. Ainsi, dans ses voyages, ses parcours, ses trajets, ses quêtes de territoires et de sentiers, la chambre photographique, malgré son poids et son encombrement, ne cesse d’accompagner l’artiste pour « une errance à la croisée des chemins, pour interroger les frontières, les passages du monde visible au monde sensible ».

À travers ses Cheminements, Sabine Delcour offre au paysage une caractéristique singulière, celle d’un refuge révélé par un jeu de manipulations de sa chambre photographique. Se détachant de la règle de Scheimpflug, elle opère des mouvements de bascule ayant pour effet de modifier le plan de netteté de ses photographies. Ces modifications induisent une nouvelle lecture de l’image mettant en évidence un « océan de flou » autour d’un petit îlot de netteté. Ce flou accentue la force enveloppante du paysage souvent semblable à un tunnel de verdure dans lequel le regard, puis le corps tout entier cherchent à se lover. La nature ainsi « surréalisée » devient un espace symbolique et protecteur rappelant les origines nourricières et maternelles de la terre. Cette expérience mentale d’un retour aux sources génitrices et d’une régression ad uterum est semblable au voyage souterrain de Robinson décrit par Michel Tournier dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Travaillé par une angoisse intérieure, une perte du sens de la vie, Robinson se hasarde dans la faille d’un rocher puis dans une grotte alvéole destinée à recevoir une chose « fort complexe » qui n’est autre que son propre corps. L’homme redevient un foetus lové dans « l’intimité rocheuse de l’île » ; il perd son individualité comme le nouveau-né qui ne distingue pas encore le sujet de l’objet. Cet état renvoie au « monde endormi de son enfance » et à l’image de sa mère. Il traverse les étapes nécessaires de l’embryon à l’adulte puisant en chemin une nouvelle vitalité qui lui assure la renaissance de ses forces. Par son point de vue particulier, enterré, Sabine Delcour recherche ce contact direct avec le territoire et un corps à corps charnel avec cette terre « que la mythologie identifie à la mère de toute forme de vie ». La nature qu’elle éprouve, ressent et représente devient un lieu de retraite, de protection ou ce qu’elle nomme précisément « une parenthèse intime ».

En dehors de cette représentation du paysage perçu comme un lieu de refuge et de protection symboliques, Sabine Delcour donne à ses Cheminements une perspective nouvelle révélée par une amplification des fuyantes. Ces dernières confèrent à chaque image un certain pouvoir hypnotique accentué généralement par deux obliques guidant le regard vers un point de fuite situé à l’extrémité de chaque chemin. Ces deux obliques semblables à des aiguilles, des faisceaux de netteté conduisent et dirigent le regard pour l’emmener à la lisière du visible et à l’orée d’une Terra incognita. À cet instant, le spectateur devient le prisonnier de l’image et plus précisément d’un espace de netteté de quelques centimètres de diamètre. Cette présentation du paysage comprend une dimension géographique mais également une dimension psychologique. Dès les années 1920-1930, le psychologue Kurt Lewin – chez lequel on retrouve l’origine de la référence de l’hodologie (du grec hodos, qui signifie route ou voyage) – élabore une théorie du comportement humain en prenant pour objet l’individu non pas isolé de son milieu mais en situation dans son environnement. Selon lui, la conduite de tout individu est relative à son environnement géographique mais également psychologique. Cet environnement psychologique total (ou champ psychologique) constitue son « espace de vie ». Dans un article, le psychologue dévoile comment l’apparence de l’environnement physique se modifie dans la perception d’un soldat se rapprochant de la ligne de front et ayant des besoins en matière de sécurité physique, de ravitaillement... « Près du front, le paysage est orienté : il a une limite, il y a un « avant » et un « arrière » {note}2. En temps de paix et à distance du front, le paysage ne semble pas orienté et s’ouvrir de tous côtés. Dans cette même logique, Sabine Delcour écrit : « Le paysage nous appartient, il nous ressemble, ce que nous faisons de lui, c’est ce que nous faisons de nos vies. Il se lit comme une histoire, peut être celle de la « nature humaine ».

Isabelle Tessier

Directrice de l’artothèque de Vitré

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1René Descartes, Discours de la Méthode, 6e partie, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, p. 168.

2Jean-Marc Besse. Quatre notes conjointes sur l’introduction de l’hodologie dans la pensée contemporaine, in Les carnets du paysage, n°11. éd. Actes sud et l’école nationale supérieure du paysage.

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