Entretien

Elise Legris-Heinrich, 2010

Elise Legris-Heinrich* : Peux-tu nous expliquer ce que tu as photographié pour cette nouvelle série intitulée Itsas Lurrak– les pierres de la mer, en Basque ?

Sabine Delcour : Des espaces qui se situent à la frontière de la terre et de la mer, où les éléments se décomposent et se recomposent au gré des marées et de la houle. Cette portion de littoral entre les plus hautes et les plus basses mers est appelée l’estran. Ce sont des lieux géologiquement forts où s’écrit l’histoire de la terre. C’est un travail qui parle du temps.

E. L.-H. : Photographier le trait de côte est-ce, pour toi, une manière de participer au débat sur l’érosion ou l’ensablement des côtes françaises et donc de traiter d’un problème environnemental majeur ?

S. D. : Indirectement, oui, cette problématique est sous-jacente. Seulement, comme mon travail photographique ne retranscrit pas objectivement son sujet, le temps ou plutôt l’inscription temporelle dont il est question est celle, contenue géologiquement dans les sites et surtout celle, vécue par chaque regardeur. Il s’agit de superposer deux temporalités distinctes.

E. L.-H. : À quel moment t’es-tu détournée des chemins pour ce lieu à la lisière non plus de la nature et de la civilisation mais de la terre et de la mer ?

S. D. : Quand j’ai commencé la série Cheminement, j’ai erré, me perdant, sans carte, sans repère. Je suis arrivée face à la mer, par hasard, en suivant un chemin. Pourtant, j’ai toujours été proche de l’océan sans jamais le photographier. Tout a commencé sur l’île de Groix où je cherchais à photographier des sentiers. Rattrapée par la géographie des lieux, je butais toujours sur une frontière, une limite tranchante surplombant la mer qui ne me permettait pas d’aller plus loin. Le spectacle était fascinant. Je pressentais qu’il y avait, là où la terre et l’eau se séparent, l’écriture d’une histoire archaïque.

E. L.-H. : La mer est pourtant très peu visible dans tes images, elle est absente. Pourquoi ?

S. D. : Je ne peux m’empêcher de faire disparaître de l’image ce dont il est question. J’évoque, je suggère. Je refuse la fixité du sens comme celle de la forme. J’ai passé des jours à observer la mer. Mais j’étais surtout attirée par ce que je ne voyais pas, quel paysage pouvait-elle bien cacher ? J’ai donc acheté des cartes géologiques sur le domaine marin, des cartes morpho-bathymétriques réalisées à l’aide d’outils d’imagerie acoustique. Même si je n’ai pas les connaissances pour interpréter ce type de document, c’est pour moi comme la partition sonore d’un paysage invisible et pourtant là, comme la lecture du temps qui s’écrit sur ces falaises et dont je ne connais pas les codes. Ces cartes ont nourri mon imaginaire, elles m’ont permis de me détacher de l’objet, la mer.

E. L.-H. : Tes photographies sont profondément anti-documentaires. Le dispositif technique que tu mets en place s’oppose à un enregistrement de la véracité de la scène. Le bord noir du cadre et les empreintes de pinces attestent ton parti pris : ils sont la marque intangible de ta subjectivité apposée au paysage. Tu renverses donc le dispositif visuel mis en place par Henri Cartier-Bresson. Pourquoi ne pratiques-tu pas les photographies réalistes ?

S. D. : Il est difficile de trouver un langage adéquat pour décrire la richesse du monde et l’essence des êtres et des choses qui nous entourent. Chacun adapte son langage à la nature de ce qu’il veut exprimer. Il n’y a pas de voie unique pour dire les choses. Je travaille avec une chambre photographique. Mes images se construisent après un long travail de repérage. Pour choisir l’instant et le point de vue, je dois marcher, observer et attendre. L’image se fabrique dans la durée et existe lorsque tous les paramètres sont réunis et entrent en résonance avec la sensation que j’ai d’un lieu. La présence des bords noirs du cadre est une métaphore de la fenêtre, elle souligne les limites de notre appréhension des choses. Elle m’accompagne dans mes interrogations sur la représentation. Pour moi, l’image est le résultat d’une construction mentale en tension avec la réalité.

E. L.-H. : Ton utilisation de la chambre photographique et du flou par le basculement du châssis sont un moyen d’entrer de plein-pied dans l’espace que tu photographies, tu ne miniaturises pas ton sujet.

S. D. : Cette déformation me permet de modeler autant mon sujet que mon propos. En effet je ne respecte pas la règle des concordances des plans de netteté. Je transforme.

E. L.-H. : Ton travail photographique traite du territoire : physique et imaginaire. Dans tes premières séries, tu t’es intéressée à l’écart qui existe entre un lieu géographique et l’image que les habitants ou un guide touristique ont de celui-ci. Tu aimes collecter les récits pour saisir la distance qui existe entre une réalité et un vécu. Dans ta série Cheminement, tu photographies des chemins, des routes secondaires qui laissent libre cours aux projections de chacun car le paysage photographié semble correspondre à un lieu déjà visité. Un tournant s’est donc opéré depuis tes premiers travaux : tu travailles désormais les lieux communs, dénués de spécificités, pour permettre l’appropriation de tes images et la construction des récits particuliers. Aujourd’hui, en travaillant sur ce territoire à la lisière de la terre et de la mer quel type de projection cherches-tu à susciter ? Qu’apporte la mer à ta réflexion ?

S. D. : J’ai trouvé un texte de Jules Michelet qui disait en 1875 : « C’est la mer, comme limite, qui trace, en réalité, la forme des continents. C’est par la mer qu’il convient de commencer toute géographie. » Cette géographie est pour moi avant tout mentale. Mon regard suit un cheminement progressif, c’est un voyage intérieur à la lisière du monde. La mer me permet de me projeter. Je me nourris de sa force évocatrice comme j’ai pu me nourrir, à une autre époque, de l’histoire des gens pour appréhender leurs territoires. Mes séries s’enchaînent de manière linéaire. En m’éloignant des zones habitées, des espaces circonscrits, je me suis détachée des mots et des récits pour aujourd’hui retranscrire une réalité plus intériorisée.

E. L.-H. : Tes images sont construites de telle manière que le regard circule et tournoie avant d’être happé par une zone de netteté. Le cheminement qui s’effectue dans tes photographies est donc similaire à une errance ce qui m’évoque la promenade dans l’œuvre de Rousseau, Les rêveries d’un promeneur solitaire. Tu partages un même goût pour la relation fusionnelle avec la nature développée par la marche. Tu parles souvent d’un corps à corps que tu engages avec les lieux que tu arpentes. Dirais-tu que ton travail est autobiographique d’autant que tu t’amuses de l’homophonie mer/mère ?

S. D. : Non, il n’est pas autobiographique. Mais il y a moins de distance entre la sensation que j’ai des choses et mon écriture. La marche n’est pas une source d’inspiration, mais elle m’est nécessaire pour atteindre des sites parfois éloignés ou difficiles d’accès. Quand je parle de corps à corps, c’est très concret. Pendant longtemps, j’ai travaillé avec une chambre à plaques de 1920, sans trépied, le plus souvent allongée sur le sol. Aujourd’hui, le sol n’entre plus dans mon champ par contre je travaille sur la profondeur des plans pour diriger le regard vers l’épaisseur de la matière. Ces images nécessitent du temps et de la concentration.

E. L.-H. : Jusqu’à présent, le « topos » a été l’objet de ton travail : le lieu comme localité, au sens propre, et comme idée commune, au sens figuré. Transport se situait en Ile-de-France, Les bâtisseurs, à Hérouville-Saint-Clair, Langues de terre, en Dordogne, Autour de nous, dans la banlieue de Tokyo ; dans ces séries, tu photographiais des portions déterminées de l’espace tout en interrogeant la manière dont ils étaient perçus. Cheminements et Itsas Lurrak ne sont plus des photographies de lieux identifiables : ils fonctionnent comme des accroches visuelles qui stimulent l’imagination, comme des schèmes qui structurent les prémisses d’un récit. C’est la raison pour laquelle tu ne tiens plus à nommer les lieux dans lesquels tu te rends de manière à fournir des points de vue universels, tout au moins génériques à partir desquels chacun peut tirer des conséquences particulières. Dirais-tu que tu interroges au-delà du lieu, la mémoire, l’histoire d’un lieu ?

S. D. : Je tente de toucher à l’essence d’un lieu, d’aller au-delà du signifiant. Ces paysages sont habités d’une manière ou d’une autre. Ils portent toujours en eux les traces d’un vécu, l’esprit du temps.

E. L.-H. : C’est donc l’épaisseur temporelle d’un lieu que tu questionnes, la profondeur de champ d’un lieu ?

S. D. : Oui, au sens propre et figuré.

E. L.-H. : De la même manière qu’une métaphore rapproche deux réalités, tangibles et imaginaires, tes photographies de l’estran superposent deux réflexions : elles interrogent l’origine terrestre et l’origine du langage. Les stigmates de la terre sont les signes d’une histoire réelle et à inventer. La limite est la pierre de touche de ta recherche photographique : tu questionnes la forme et le fond du paysage et du récit. Mais comme toute limite, qui se dit en grec « peras » du verbe qui signifie traverser, est mouvante tu interroges à la fois le devenir de la terre avec la montée des eaux et la construction personnelle.

S. D. : Le langage est au cœur de mes préoccupations. La photographie est un langage visuel compréhensible et accessible à tous au-delà des barrières linguistiques. Tout est histoire et histoire de langage pour interpréter, comprendre ce qui nous entoure. J’ai besoin d’enrichir et d’affiner en permanence mon vocabulaire et pour cela j’ai besoin de dire et de redire, ce qui explique le côté sériel de mes images et le temps nécessaire pour trouver les sites adéquats où je vais pouvoir transposer et projeter l’idée d’un monde mouvant.

E. L.-H. : De quelle histoire désires-tu désormais parler ?

S. D. : Mon travail au Pays Basque raconte un pan de l’histoire de la terre car il se situe dans un véritable sanctuaire géologique. Les formations rocheuses situées le long de sa frontière maritime subissent des métamorphoses sous l’influence du climat et des variations du niveau de la mer comme sur une grande partie de nos littoraux. J’aimerais poursuivre mon investigation de l’écorce terrestre en étudiant d’autres pierres : celles des montagnes. Je souhaite travailler sur des lieux situés le long des frontières terrestres, comme les Alpes ou les Pyrénées, et maritimes, comme la Manche et l’Atlantique qui racontent l’évolution de la terre. Ma recherche photographique s’axe aujourd’hui sur l’univers minéral qui contient la mémoire des origines de la vie et les archives du temps.

*Elise Legris-Heinrich est critique d’art

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