Entretien publié dans Area Revu)e( - Ciels !, n° 22, juillet 2010
Qu’entendez vous pas « lévitation monochromique et formelle » ? En quoi consistent vos recherches ?
Vous voulez que je vous raconte comment cela a commencé ?
Volontiers.
J’ai eu mon diplôme des Beaux Arts en 1991 à Marseille Luminy. En quatrième année, j’ai fait un échange Erasmus avec Hambourg, en Allemagne, et j’y suis resté jusqu’au diplôme. Plus tard, j’étais dans l’atelier Kossuth à Düsseldorf. C’était un atelier où l’on travaillait peu mais réfléchissait beaucoup. A la différence, de Joseph, je n’avais pas une vision de la vacuité et du rien semblable à celle que la plupart des acteurs de l’art conceptuel entretenaient. Je les trouvais souvent un peu trop sérieux, excepté Kaprow, Weiner ou des gens proches de Fluxus. Je me demandais ce qu’il y avait avant ce rien. Vous savez, cette vision de l’univers, quand on se demande « d’où vient l’univers ? ». Je me disais que « rien » n’existe pas, que des forces constructrices et génératrices existaient bien avant. C’est un peu étrange, mais je le ressentais vraiment, du moins intuitivement et parfois physiquement. J’ai commencé à réfléchir là-dessus, et j’ai pensé travailler avec des énergies autres, encore peu reconnues aujourd’hui. Ces forces ou énergies dites parallèles.
C’est de ce postulat que provient le terme de « lévitation monochromique ». Je découpais un carré dans un sac poubelle, le plus souvent bleu, et le posais au sol. Je regroupais des gens (quand il y en avait) autour, pour essayer de faire léviter ce monochrome, par la force de la pensée. Chacun se concentrait à sa manière. Pour ma part, je ressentais cet acte comme un lâcher-prise, une manière différente d’appréhender l’univers des volumes.
Et cela a marché ?
Oui, cela a marché. Au début, je m’y prenais très mal, mais par la suite, j’ai fait une expérience plus intéressante, intitulée Cube de nuages. Je demandais aux gens de s’assoir dehors, à l’intérieur d’un carré tracé au sol, afin de déterminer une forme par rapport à l’esprit. Le but était de se concentrer sur les nuages qui passaient dans le ciel au dessus de nous, pour, par la seule force de l’esprit, remodeler la matière gazeuse qui le compose en une forme de cube. Outre la relation humaine qui était enrichissante, j’avais peu de résultats. Quand vous faites venir les gens, il faut qu’il se passe quelque chose. Et moi il ne se passait pas grand-chose.
Rapidement ces expériences de concentrations, qui peuvent paraître simples, m’ont perturbées intérieurement.
J’ai alors quitté le Sud Ouest où je résidais et j’ai commencé à essayer de rencontrer des gens avec lesquels je pourrais partager mes poins de vue et peut être les expérimenter. Des tibétains, toutes sortes d’ufologues comme les Raéliens, des spirites, des moines zen… J’ai fait cette expérience de monochrome avec des tibétains. Et avec eux cela a marché, alors qu’ils riaient tout le temps ! Ils sont dans une véritable recherche transcendantale, pour eux la notion de résultat importe peu, car bien souvent elle cache le réel fonctionnement du monde et son impermanence. Alors cela les faisait beaucoup rire : oui, ces énergies existent, mais cela n’est pas très important. Le coté un peu « magique » n’était finalement pas très intéressant, l’aventure pour y arriver beaucoup plus. Je reste pourtant persuadé que ces performances du début des années 1990 sont un acte artistique fondamental, bases possibles de développement futur.
Je suis rentré chez moi, un peu paumé. J’ai commencé à dessiner pour me raccrocher au réel. Je dessine toujours sur des enveloppes. Tous les jours, je fais un dessin : une chouette, une hirondelle, des formes ectoplasmiques… J’en ai fait une recherche sur le monde des formes, pour trouver d’autres voix. Ce corpus de dessins a pris pour nom au cours des ans, Thomas Lanfranchi, le grand faussaire ou l’histoire vraie de la lévitation des formes. En même temps a commencé un travail de volume, où j’ai reconsidéré ce carré de plastique qui était au sol, commencé à le scotcher, et à construire un cube. Un cube en tant qu’espace dans lequel on pouvait évoluer, comme un prolongement de mon corps - mini temple ou de « Mertzbau » de plastique pour reprendre Kurt Schwitter. Un lieu qui aurait pu servir à la méditation ou à accueillir tout un chacun, je ne savais pas vraiment. J’ai présenté ces recherches dans un centre d’art de ma région, Cimaise et portique {note}1, près d’Albi ; les gens qui m’exposaient, comme les visiteurs, le plus souvent avertis, restaient très dubitatifs, voire déçus. Il est vrai que la matérialisation de mes pensées à cette époque, ou du moins leur construction dans l’espace, était souvent proche de la catastrophe. J’ai ensuite cherché à les faire fonctionner à l’extérieur, à l’air libre. Ce travail de sculptures volantes est né. Il a pris sa suite, dans la logique de mes performances passées.
Vous n’avez jamais convoqué de public à assister à cela ?
Si, mais il ne venait pas ou peu. J’ai donc réalisé des films et des photos de ces formes dans le ciel, comme une trace.
Vos formes nécessitent d’être activées dans l’espace. Or cette activation consiste à les faire léviter dans le ciel. Est-il l’environnement indispensable de ces sculptures ?
Mes formes s’élèvent, et montent vers le ciel. Il est alors devenu le contexte indispensable. Ce qu’il y a de bien avec le ciel, c’est qu’il n’y a aucune échelle. L’azur absorbe complètement tout. On peut y mettre quelque chose d’infiniment petit comme quelque chose de grand. On ne sait plus. Les notions d’échelle disparaissent. Il est notre seule frontière avec le reste de l’univers, une zone quasiment inconnue. Je crois qu’il y a en l’homme une attirance quasi instinctive envers le ciel. Face à cette immensité, je crois qu’au final, ce qui m’intéresse le plus, c’est peut être de ne plus faire de formes. L’art, historiquement, c’est tourné naturellement vers le ciel, depuis sa création. Le ciel nous mène le plus souvent vers une relation intérieure, et nous détourne sans cesse de la notion de but ou de rendement - je parle en temps qu’artiste chercheur. Dans ce domaine de l’impermanence, de l’impalpable, de cette chose que l’on croit bleue mais qui n’est pas bleue… le ciel est finalement peut être le domaine qui m’intéresse le plus. C’est pour cela que j’ai continué ma pratique.
Que signifient les formes que vous élaborez ?
Rien. J’étais parti, au début, vers 1993, d’une recherche sur la Jérusalem Céleste. Dans les tableaux du quattrocento italiens et les histoires qui se racontent dans les prédelles, les saints partent dans le ciel en passant au dessus des murailles. Il me semblait que le mur, dans sa forme crénelée, protectrice, a un rôle très important dans le découpage entre le réel et le ciel. J’ai alors fait des murailles, des formes à créneaux. Puis est arrivé une deuxième famille de formes, qui fonctionne plus dans l’espace, selon le principe de la connexion. Ma pensée à ce moment était plus empreinte des idées post minimales, de Sol Lewitt entre autres. Comme multiplication de volumes dans l’espace. Une sorte de pied de nez à la gravitation du monde, une manière d’habiter un maximum d’espace avec pas grand chose.
Vous réalisez des volumes sculpturaux, avec une grande économie de moyens : sac poubelles et scotch vous permettent de réaliser des formes gonflables. Pourquoi le choix de ces matériaux ?
Je suis fana de plastique, je trouve que ce sont des matières fantastiques et résolument modernes. De plus, on en trouve partout. Des papiers cheap, du sac poubelle. Ce qui m’intéresse, c’est que le sac poubelle est à la fois solide et hyper fragile. Il a un coté inadéquat en tant que matière, ce qui m’intéresse. C’est par là aussi, que je rejoins le monde de la performance. Le sac poubelle a un côté diaphane, et le son lors de l’envol me plait. Des plastiques résistants, ça ne m’intéresserait pas. Surtout aujourd’hui, où il y a comme une course à la surproduction, au rendu parfait, quasiment industriel. Comme si une œuvre était bonne parce qu’elle a couté des millions… Je suis dans un rendu un peu alchimique, plutôt du côté de l’art pauvre.
Comment arrivez vous à faire des formes avec du scotch et du sac poubelle ?
Avant les beaux-arts, j’ai commencé des études scientifiques. Je suis très binaire et un peu maniaque. Le calcul dans sa forme pure et abstraite m’a toujours séduit. Un jour j’ai acheté un vieux parapente, l’ai découpé…. En gros c’est une histoire de caissons, qui retiennent de l’air. L’air entre, gonfle le volume, il y a un trou sur l’arrière qui sert de point de dépression et de sortie d’air.
Il n’y a pas de tiges à l’intérieur, rien ?
Non, sinon cela se déchirerait. C’est très simple. En même temps, je discute souvent avec un ami chercheur, qui me dit que c’est loin d’être simple et que je devrais les breveter ! Souvent, on les qualifie de cerfs volants. Elles n’en sont pas : le cerf volant est toujours à plat. C’est une raquette ou un losange qui s’appuie sur l’air. Vous faites pression en contrebas avec votre corps et le vent va appuyer dessus. Alors que là c’est le contraire. Cela se gonfle, et une fois que la forme a pris volume, l’air autour va la porter, lui transmettre la vibration ambiante. C’est pour cela que je parle de lévitation.
Le fait d’être qualifié de cerf volantiste me dérange peu, j’ai toujours cru, des plus fermement, que l’acte créatif est toujours à la périphérie, et non au centre d’un système humain. J’ai souvent beaucoup de déconvenues. Les maquettes fonctionnent, s’il on peut dire, une fois sur trois... Mais ce n’est pas grave, tant mieux après tout.
Est-ce que le fait que vous manipuliez la sculpture est important ?
Oui, car c’est une performance. De plus, si je ne suis pas là, elle ne fonctionne pas. Je ne peux pas la poser quelque part, l’accrocher, la fixer, elle ne marche plus, je la guide. Le rapport au corps est important. Ce sont ces sculptures qui, au delà de la relation tridimensionnelle, sont peut-être la manière la plus juste que j’ai trouvé à ce jour pour me mesurer au réel.
Vous êtes très conscient des conditions d’exposition de votre travail en galerie. Or sous quelle forme cela a lieu ? Comment considérez-vous ces travaux exposés ?
Je ne suis pas photographe ou cinéaste. Mes résultats sont plus proches du témoignage. Je montre les photos que j’ai, d’un moment de mes recherches, et on choisit souvent ensemble avec le galeriste ou la personne qui m’expose.
Et les vidéos ?
L’œuvre finale, c’est le film. La seule trace que j’ai de ce travail là. Il y a comme l’œuvre et l’anti œuvre. Mais en même temps, qu’est ce qui fait œuvre ? J’ai encore beaucoup de mal à comprendre où commence l’œuvre, car en galerie ou dans un lieu intérieur, on ne peut parler que de traces.
Ce qui est intéressant, c’est que le vol des formes ne peut être vu qu’à travers ces films.
Si un jour je faisais voler ces volumes avec des gens autour, ce qui n’est pratiquement jamais arrivé, on pourrait dire que ces gens là ont véritablement vu l’œuvre, du moins in situ (je déteste ce mot). Mais comme ce moment là est fragile… Avec le film, on est assez proche de la réalité. Même s’il y a un cadrage… Si je faisais des films où je racontais une histoire, ce serait différent. Mais ce sont des films qui ne sont que les témoignages de la réalité.
Comment vous situez-vous par rapport à Smithson, pour qui la clé du non site parait être la notion de déplacement ou de transfert ? Pensez-vous que le transfert d’un objet sur un autre site en change la signification ? Il semble enfin que le non site garde un lien avec avec le site d’origine.
On m’a déjà proposé d’installer mes volumes dans un white cube et de les gonfler avec un ventilateur, mais le film est tellement mieux, que je ne le fais pas ou peu. Si je peux le projeter en grandeur nature, c’est génial. J’aimerais faire des face-à-face projetés, avec une maquette qui évolue dans des espaces différents. Si on me propose de revenir à l’intérieur, je préfère faire mes expérimentations de lévitation.
Je l’ai fait au CREDAC et c’était bien. Par rapport à Smithson, je respecte son œuvre, mais, je suis assez en désaccord avec l’idée romantique de site et de non site. Le site est important : je suis en voiture et tout d’un coup je vois un champ, avec une bonne lumière, et hop je m’installe. Smithson, le problème qu’il a eu, c’est qu’à un moment, ses pièces se sont retrouvées à l’intérieur. C’est tout le problème du Land art, d’où la théorie du non site un peu mal aisée. Mes formes, pour l’instant, ne se retrouvent jamais à l’intérieur, puisque ce sont des films. C’est un peu la pirouette que j’ai imaginée pour ne jamais rien mettre à l’intérieur. J’ai rompu une fois ce point de vue à la galerie Semiose à Paris. J’étais à la fois heureux de le faire tout en vivant cette expérience comme un rêve brisé. Peu après, j’ai transporté ce même volume à l’extérieur un peu modifié. Il a étrangement mieux fonctionné que d’autres qui me semblaient plus appropriés. On a fait un film et j’en suis très heureux. Je remercie tout de même Benoît Porcher {note}2 d’avoir eu le courage de montrer ce type d’expérience et de l’encourager.