Exercice pour l’événement d’une œuvre

François Coadou, 2021

Texte extrait de l’édition monographique sur l’œuvre de Thomas Lanfranchi
Éditions Dilecta, Paris, 2020

 

Pourquoi faudrait-il en parler ? L’œuvre de Thomas Lanfranchi se passe fort bien des mots. Qu’il s’agisse de ses sculptures, ces formes qu’il réalise avec des sacs en plastique assemblés à l’aide de scotch, et puis qu’il fait voler, ou qu’il s’agisse de ses dessins : tout cela se donne dans une espèce d’évidence.

À moins qu’en disant cela, on en ait déjà trop dit.

On se souvient sans doute de la leçon inaugurale de Roland Barthes au Collège de France, le 7 janvier 1977 {note}1, et de ce qu’il fixait alors comme tâche aux intellectuels : lutter non pas contre le pouvoir, envisagé un peu naïvement, parce que seulement dans sa forme la plus apparente, au singulier, mais contre les pouvoirs, au pluriel. Ces pouvoirs qui, comme les démons de l’Évangile de Marc {note}2, sont légion, et qui, comme eux, ne se montrent pas d’abord, déguisés, disséminés qu’ils sont, partout, jusque dans cette chose peut-être la plus fondamentale, celle que nous manions en ce moment, vous et moi, qui nous rassemble dans une tentative de nous comprendre : le langage, ou mieux : la langue. Barthes fixait du même coup un objectif à la littérature, et, sans le dire, un objectif plus généralement à l’art, dans la mesure où il participe aussi toujours d’une forme de langage : celui de s’écarter du code qui le détermine et par lequel il détermine, celui de résister au pouvoir qui d’emblée le traverse. « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu », disait un siècle avant lui Mallarmé {note}3.

Peut-être faut-il alors nous reprendre. Si tant est que l’œuvre de Thomas Lanfranchi soit de l’art en ce sens-là – ce que je crois ! – peut- être joue-t-elle avec, ou déjoue-t-elle précisément ce pouvoir, ces règles, ces normes, qui définissent comme discours ce qui s’y tient et qui définissent, simultanément, le discours qu’on tient sur lui.

Peut-être faut-il alors procéder avec elle, comme procède avec Dieu la théologie négative : ce qui peut se dire le mieux, ce n’est pas ce qu’il est, c’est ce qu’il n’est pas.

Car maintenant que nous y réfléchissons mieux, nous voyons bien qu’il ne s’agit pas vraiment de sculptures, ni peut-être vraiment de dessins. Ou du moins qu’il y a, à l’œuvre chez Thomas Lanfranchi, une singularité qu’il s’agit malgré cela d’approcher. Fruit de plusieurs siècles d’histoire, l’idée de sculpture convoque tout de suite des notions de solidité, de pérennité, voire de noblesse. Les formes que construit Thomas Lanfranchi s’inscrivent exactement au rebours de cela : d’une matière pauvre, plastique et scotch, elles sont aussi fragiles et éphémères. Mais il y a plus. Regardons-les en effet, au point pour le moment où nous sommes : elles sont là, à nos pieds, presque informes, inertes, mortes sauf à ce qu’il les mène à l’air libre, pour que le vent s’y engouffre. La sculpture chez Thomas Lanfranchi ne se sépare pas d’une espèce de performance, qui est autant performance que les formes en question sont sculpture. Rien d’ostentatoire, en effet, pour reprendre ici le qualificatif polémique proposé par Michel Collet et André Éric Létourneau {note}4 ; rien d’un spectacle : il s’agit d’actions, ou de mises en action, à peu de témoins ; de gestes où ce qui compte c’est de faire vivre les formes et d’en vivre l’expérience soi-même ou à quelques-uns. Mais voilà que, pour en parler, s’impose un champ lexical : celui du corps. Corps de l’artiste bien sûr, s’il y a gestes. Mais pas uniquement. N’ai-je pas, pour désigner ces formes, commencé dans les lignes qui précèdent à employer le vocabulaire du vivant ? C’est que les formes de Thomas Lanfranchi se donnent elles-mêmes comme des corps. Elles en explorent le mystère. Ce sont des enveloppes vides, qui acquièrent une dimension charnelle, pleine, corporelle quand un vent y souffle, d’un souffle dont on se souviendra qu’en grec il se dit pneuma, et qu’en latin on l’a souvent traduit par anima, c’est-à-dire âme.

Il n’en va donc plus, ici, de chanter dans le marbre ou la pierre les armes et les hommes, d’éterniser dans l’image des héros supposés, hiératiques, proposés à l’admiration de ceux qui regardent. Les formes de Thomas Lanfranchi sont la matière d’expériences à vivre dans un lieu et un temps limités : l’expérience de corps soudain qui s’animent ; l’expérience de la nature comme force créatrice, comme énergie, comme âme, puisqu’aussi bien, on l’a compris, ce ne sont pas les mains seules de l’artiste qui entrent pour cela en ligne de compte, mais qu’il y faut encore et surtout le vent, les conditions atmosphériques, le climat, bref qu’il faut, pour qu’elles fassent corps, qu’elles fassent corps avec le tout.

Parlera-t-on, dès lors, de panthéisme ou d’animisme ? À tout le moins ces expériences témoignent-elles d’un décentrement par rapport à un certain mécanisme, un certain scientisme, un certain humanisme, d’un décentrement par rapport à toutes ces catégories et modes de pensée caractéristiques de la modernité occidentale dont on voit bien aujourd’hui la faillite, tant écologique, que politique, morale, gnoséologique.

Et ce n’est pas l’un des moindres intérêts pour nous de l’œuvre de Thomas Lanfranchi.

Manifestement, c’est dans le même sens qu’il convient d’aborder aussi ses dessins. On sait, en effet, combien le dessin dépend d’un geste. Mais ce geste, qu’est-ce ici qui le guide ? Peut-être aussi cette fusion, cette communion avec les forces à l’œuvre de la nature. Il en irait un peu, en l’occurrence, comme de ces dessins préhistoriques célèbres qui ornent les grottes, dessins dont on n’est pas bien sûr de l’usage, mais dont il est certain par contre qu’ils n’ont pas dû avoir la fonction de ce que nous définissons aujourd’hui pour être du dessin. Tout commeils semblent sortir des murs, exprimer ou chercher à capter l’âme des corps et l’âme des choses, de même les dessins de Thomas Lanfranchi donnent souvent l’impression de sortir du papier. Formes animales, organiques, parfois fantastiques qu’il agrémente d’aplats colorés, découpés dans des feuilles d’adhésif, collés là, qui rappellent la matière et la couleur de ses corps célestes, ces papiers en sont l’équivalent à plus petite échelle. Ici comme là, c’est l’expérience du geste, c’est l’expérience du souffle qu’il faut y distinguer.
Tel est le genre d’événement, je crois, qu’offrent à vivre les œuvres de Thomas Lanfranchi, pour peu qu’on veuille bien mettre de côté, pour s’y rapporter, quelques certitudes, ces éléments d’un vocabulaire artistique et conceptuel bien appris et trop connu qu’on se tromperait à utiliser ici par habitude.

L’enjeu, alors, est de s’acheminer vers elles : de se rendre disponible, malgré tout cela, à l’expérience qu’elles proposent. Si ce qu’elles expriment est d’une simplicité, d’une immédiateté extrêmes – pourquoi faudrait-il en parler ? demandais-je pour commencer – cette immédiateté et cette simplicité sont à conquérir contre nous-mêmes, contre ces discours, ces mots du pouvoir infiltrés, gravés en nous. Il y faut un exercice : ce que les anciens appelaient une askêsis, une ascèse. Une ascèse soustractrice. J’ai parlé tout à l’heure, comme méthode, de la théologique négative. On pourrait maintenant préciser. Comme chez Spinoza, il faut d’abord une purification de l’intellect (emendatio intellectus) avant d’arriver à l’intuition de Dieu. D’un dieu qui est la nature {note}5.

1Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, coll. Points, 1978.

2Évangile selon saint Marc, V, 9.

3Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, 1876.

4Michel Collet et André Éric Létourneau (dir.), Art performance, manœuvre, coefficients de visibilité, Dijon, Les Presses du réel, 2019.

5À propos de cette emendatio intellectus, on se réfèrera au Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza, 1677 ; à propos du Deus sive Natura, à l’Éthique, 1677.

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