Valériane valériane

Amélie Lucas-Gary, 2021

Texte extrait de l’édition monographique sur l’œuvre de Thomas Lanfranchi
Éditions Dilecta, Paris, 2020

 

Un jeudi de juin, Thomas est venu à la maison. On a discuté tout l’après- midi en mangeant des biscuits rapportés de Saint-Jean par un ami commun. Sur l’écran devant nous, défilaient des crop circles, des photos d’OVNI, tout un tas d’archives à lui ; nous ne parlions pas d’art – c’était plus vaste.

Thomas m’avait proposé quelques semaines plus tôt d’écrire un texte pour accompagner son travail dans ce livre, encore à paraître ; j’avais pensé d’abord à une fiction ou une chanson, au générique d’un film enfin. Dans mon souvenir, un plan séquence très long clôt Maine Océan : on suit Bernard Ménez sur son bateau, puis à pied dans l’eau ; on le suit quoi qu’il en coûte et le même bleu passe du ciel sur la mer. Je rêve depuis d’un texte sans fin qui prolongerait le livre : un homme océan marche et déborde peu à peu l’image.

Ce jeudi-là, Thomas a quitté la maison à pied en fin d’après-midi. J’ignore quel chemin il a choisi ; il a sûrement suivi la Seine mais d’abord, en sortant de chez moi, le pas lent d’être resté assis des heures, il a tourné à droite deux fois. Puis il a pris à gauche, la rue Ernest-Renan.

Il a marché tout droit longtemps, en pensant comme moi à la Vie de Jésus, ou à une autre rue longue de Bordeaux qui porte aussi le nom de l’historien philosophe. Thomas a senti l’odeur des ailantes qui bordent le trottoir du côté de la voie ferrée : un relent printanier, moite comme une main sur sa nuque. L’air était chaud à cet endroit, mais c’était à l’ombre et il a continué d’avancer.

À l’angle de la rue Molière, Thomas s’est engouffré dans la boulangerie. Hésitant devant les pâtisseries, la crème des religieuses et des saint- honorés, il a choisi finalement une part de tarte aux pommes. Il s’est demandé quelle différence ça ferait si à la place de cette grande tarte découpée en huit parts égales, le boulanger avait préparé des tartelettes. Dans la vitrine sous ses yeux, les pommes tranchées ont singé des vitraux d’église, des auréoles de vierges, des agroglyphes inconnus ; elles se sont colorées de jaune et de vert et Thomas est reparti avec cette image dans la main.

Rue Lénine jusqu’à la Seine, il a mangé sa part, étonné de combien les pommes étaient bonnes, la cassonade caramélisée – je relis « camarade caramélisée » dans les notes prises à la main le soir de sa visite. Il a marché en mangeant et des milliers d’éclats de pâte feuilletée ont jonché le sol sur son passage. Au pied du pont, il a souri, et je me dis que si ce pont n’existait pas, mon ami franchirait le fleuve quand même.

Je le laisse s’éloigner mais le vent presse et Thomas double les passants, le regard tourné à l’Est, vers le Port-à-l’Anglais, la passerelle en béton taguée, l’usine Saint-Raphaël. Le nom de la liqueur apéritive court sur le toit en énormes lettres rouges, comme une enseigne de fête foraine ; derrière monte la cheminée de la chaufferie où, Thomas l’ignore, niche depuis plus de dix ans un couple de faucons. Enfin, la grande pagode flotte, en équilibre sur la Seine et la Marne qui confluent à ses pieds. Le vent qui souffle ce décor froisse le cours du fleuve et, à cet instant, le monde pourrait danser sur le pont.

Alors, deux joggeurs dépassent Thomas, qui peut lire, imprimé au dos de leurs tee-shirts jaunes : « Légion étrangère ». Il continue d’avancer dans le sillage de ces deux mots. Légion étrangère. Le sol s’ouvre sous ses pieds, sous le pont, au fond du fleuve, sur d’autres continents, puis c’est son enfance et les baignades de Malmousque qui remontent, les légionnaires en slips, les oursins pêchés avant la disparition du soleil.

Thomas atteint l’autre rive, et en sens inverse, arrivent encore d’autres coureurs. Ils sont tous jeunes, contraints de courir des heures. Ils ont tous peu ou prou la même taille, la même allure, et il pourrait en venir plus de soixante-dix mille des coureurs de la Légion. Avant de descendre du pont, Thomas se tourne vers Ivry ; les belles grues, leurs flèches et leurs fûts remplacent les cheminées en brique du Douanier Rousseau. Un grand dirigeable traverse le ciel.

Thomas se glisse sur la piste cyclable qui court entre la Seine et l’autoroute. Des tiges de valériane tremblent à la hauteur de ses épaules, elles se balancent, se dédoublent au soleil pour lui caresser le cou, les oreilles. Elles le bercent et son pas s’allège. Plus il s’étonne, plus la nature foisonne : d’un côté, se dressent une dizaine de marronniers en fleurs et à leurs pieds, des herbes hautes en pagaille, qui obliquent, jaunies avant même le début de l’été ; de l’autre, une vraie haie d’hêtres, d’érables, puis ça se complique : charmes, lauriers, troènes, nerpruns, rhododendrons, magnolias, cerisiers et ailantes – et j’en oublie – alternent et mêlent les jaunes et les verts.

Thomas qui continue à marcher tourne la tête pour examiner un objet en pierre posé dans l’herbe sur sa gauche : un genre de frontispice tagué ; on devine seulement dans le rouge le mot « TOILE » en lettres capitales, barré après coup. Comme tout le monde, Thomas se demande d’où provient ce vestige dont même la mairie ignore l’origine.

Il avance et la Seine tourne, très légèrement, et plus lui avance dans cette courbe, plus la vue se dégage : à gauche, les marronniers et les platanes ont laissé place à un désordre de plantes sauvages : luzerne, mauve, trèfle, plantain, carotte, iris, rose de noël, belle de jour. Et derrière, sans amorce, on voit l’eau qui prend la pente et rejoint l’océan, poussée par le temps ; Thomas entre dans Paris.

Les Alphajets de la patrouille de France l’accompagnent ; la fête nationale approche et ils s’entraînent. Entre la Seine et leurs pirouettes, prend forme une gigantesque corne de nuage. Elle tourne sur elle- même et cette rotation la grandit, elle gonfle, allonge, elle se strie. Puis elle s’immobilise tandis que Thomas la regarde, et continue d’avancer, laissant en contrebas les centrales à béton, les camions-toupie, les jets d’eau qui arrosent.

Il choisit un banc pour se reposer un moment ; il est au pied du ministère. Une femme passe, puis revient s’assoir à côté de lui. Ils ne se regardent pas et resteront l’un pour l’autre une silhouette, aperçue du coin de l’œil. Elle regarde l’heure, souffle et sort de son sac un livre : c’est le tome II du Comte de Monte Cristo. Elle l’ouvre à la page 177, et lit quelques lignes : « On en était arrivé aux plus chaudes journées de juillet, lorsque vint se présenter à son tour, dans l’ordre des temps, ce samedi où devait avoir lieu le bal de Monsieur de Morcef. » Thomas s’en va, mais trois jours après, cette femme lui adressera un courrier de la Banque Postale où elle est employée. Deux ans plus tard, Thomas dessinera au stylo un bel oiseau, un geai, sur l’enveloppe cachetée par l’inconnue de Bercy.

Thomas disparaît plus loin dans un des tunnels du Châtelet. Il a certainement rejoint au couchant la rue des Petits-Carreaux. On ne l’a pas vu à la sortie, mais ce soir-là, j’ai reçu un texto. Peut-être qu’il me racontait cette balade ; je ne sais plus. Je me souviens seulement qu’était répété deux fois le même mot.

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