Frottements

Richard Leeman, 2015

L’artiste Michel Herreria, à l’occasion d’une exposition, a livré une conférence sur le dessin contemporain qui esquissait en creux son propre portrait. C’est un exercice difficile et périlleux pour un artiste que de faire authentiquement une histoire de l’art sans s’y mentionner. Cette omission de soi est une sorte de trou autour duquel s’enroulent, comme autour du tore qui fascina tant Jacques Lacan, quelques représentations auxquelles le vide central donne leur existence en tant que telles. Dit plus simplement, par Herreria lui-même : se situer par le dessin, par rapport aux autres. Parmi ces autres : Jeff La Douceur, James Jarvis, Dan Perjovschi sur la voie de l’illustration, du cartoon, et donc une économie propre à ce dessin peut-être plus qu’à tout autre. Parmi les grands ancêtres : Paul Klee, Philip Guston, Saul Steinberg. Dans le désordre qui caractérise sa parole, Herreria s’attarde un moment sur Ad Reinhardt dont il montre ce dessin drolatique où un visiteur hilare pointe du doigt un tableau abstrait en demandant « Qu’est-ce que ça représente ? » ; le tableau pointe alors à son tour un doigt furieux sur le visiteur et lui demande « Qu’est-ce que vous représentez ? » Dans l’obscurité de la salle de conférence que redoublait celle de la parole du peintre, la lumière fut : ce dessin tout-à-fait extraordinaire de Reinhardt élucidait en effet une phrase tout aussi obscure de Lacan : « le signifiant c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ».

J’ai parlé de la parole d’Herreria comme d’un désordre. Dans sa conférence, quelques mots introductifs définissaient le fonctionnement d’une pensée difficile à saisir, éclatée, non linéaire : résonance, frictions, jeu de flipper, renvoi, autocitation, récit, porosité, connivence. –Et, pourquoi, pas, pour autant que je m’en souvienne, au moment où je reprends ces lignes, interstice, inframince, ambiguïté… le plus récurrent de ces mots, qui renvoient à une même chose en y donnant chacun une légère nuance, c’est le mot frottement, qui constamment revient dans son discours. Dès lors il faut comprendre à la fois ce terme et la raison de ce retour. La signification du mot frottement chez Herreria est très difficile à saisir, précisément du fait qu’il emploie le terme constamment, à propos de tout. Par exemple : « Le frottement entre ce qui est vu et ce qui est dit » ; « le frottement entre le dessin et les mots » ; « le frottement entre les mots et les faits politiques » ; ou encore quand il dit que son travail peut être mis « en frottement » avec l’oeuvre de Foucault (ou Bourdieu, ou Habermas…). En fait il ne s’agit jamais exactement du même mot. Ce qui m’amène à une première conclusion : pour comprendre l’oeuvre de Michel Herreria, qui est traversée par la question du langage, il nous faut d’abord renoncer à l’idée qu’un mot puisse avoir une définition stable.
Quant au constant retour de ce même mot dans le discours, il confine au tic – c’est-à-dire un de ces objets langagiers que Sigmund Freud a décrits comme des manifestations de l’inconscient. Il faut à cet égard souligner un trait singulier d’Herreria : dans ses dessins, sa peinture, dans les mots qui les traversent et les intitulent, dans ses conférences, et même simplement dans sa conversation, il ne parle quasiment que par calembours. Ce qui contribue à un discours souvent abscons mais qui n’a rien de superficiel. On sait depuis Freud que le « mot d’esprit », pour mieux dire le witz en allemand, est une autre manifestation de l’inconscient.
La parole d’Herreria, quelle qu’elle soit, je veux dire plastique ou verbale, manifeste donc continuellement quelque chose de l’inconscient. L’apparence de rationalité du discours déguise une irrationalité bien particulière, qui a son langage propre, fait notamment de tics, de calembours, de constants déplacements. C’est-à-dire que, comme dans le rêve, l’important, l’essentiel même n’est pas dans ce qui est placé au centre du discours, mais ce qui passe presque inaperçu, quelque part en périphérie.

Michel Herreria est un peintre. Il n’y a qu’à regarder. Mais il adopte à cet égard une certaine réserve, ou encore feint l’indifférence sur ce sujet. Quelque chose le gêne en tout cas dans ce qui lui apparaît peut-être comme une limitation. En cela il est de son temps, littéralement contemporain, en ce que ce dernier terme, qui ne désigne pas tout l’art de notre temps, renvoie à un art décloisonné empruntant, depuis les années 1990, aux anciens arts – dessin, peinture, sculpture, vidéo… – autant qu’à des pratiques plus indéfinies – installations, performances –, ce qui le rend difficilement classifiable en l’état du vocabulaire de la critique et de l’historiographie. Disons donc, provisoirement, qu’Herreria est aussi un peintre. Parce que ses œuvres de grand format déploient une activité picturale dont l’économie est souvent indépendante du propos indiqué par le titre, par les mots parsemant l’espace et par ce qu’il en dit lui-même. Effets de composition, couleurs saturées, glacis, ratures, coulures délibérément laissées dans la marge inférieure : ces éléments, et d’autres, ont une portée purement plastique, esthétique et n’ont pas de fonction dans la sémantique de l’image, à supposer que cette dernière se réduise à son explicitation verbale. Ce que pourrait laisser penser l’artiste, qui, à sa manière sibylline, ne parle de sa peinture qu’en termes de contenu, jamais en termes de forme. La couleur, notamment, n’est jamais commentée par le peintre ; apparemment secondaire par rapport au propos, elle constitue une sorte de surplus, une dépense que l’on pourrait qualifier de décorative – Herreria lui-même le dit en assumant le terme. La question est ancienne, on peut rappeler que la peinture, fût-elle d’avant-garde, entretient avec sa vocation éventuellement décorative une relation revendiquée par quelques-uns, d’Henri Matisse à Frank Stella.
Il faut néanmoins considérer la possibilité que la couleur soit autre chose que décorative, en dépit et même à cause des allégations de l’artiste. Une telle réticence est significative : il est difficile de ne pas rapporter ce déni au rôle historique de la couleur dans l’art occidental, prise dans ce que Matisse appelait « l’éternel conflit du dessin et de la couleur » où le dessin représente la part pensée, intellectuelle, rationnelle de la peinture quand la couleur en représente la part subjective, incontrôlable, secondaire et fit en cela durant des siècles l’objet d’un refoulement, comme l’a si bien dit l’historien de l’art Jean-Claude Lebensztejn.
Malgré qu’il en ait, donc, il y a de l’inconscient en jeu, que manifestent les calembours et l’opacité d’un discours visant moins à expliquer qu’à dissimuler, par quelque pudeur ou modestie sans doute.

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