Le premier plan – deux pieds manifestement vieillissants, noueux, posés sur une descente de lit. Cela pourrait être le sujet pour un dessin de Van Gogh. On remarque le motif de la carpette, mais on est censé le faire. Ceci est une vidéo de Nina Laisné. Chaque objet, chaque accessoire, est important – non pour sa beauté ou pour ce qu’il révèle du personnage auquel il appartient, mais parce qu’il doit juste être ainsi, tout étant exactement comme il le veut. On remarque aussi que les ongles des orteils sont vernis. Mais c’est une information dont on ne peut rien tirer. Elle n’ajoute ni ne retranche rien à ce que nous savons ou saurons bientôt.
Une femme sort du lit. C’est le visage d’une femme d’un âge indéterminé. Elle n’est pas très vieille mais le sera bientôt. C’est un visage fort. Si l’on croisait une femme aux traits similaires dans le métro ou au supermarché, on se dirait qu’elle a un visage intéressant, sans désirer particulièrement en savoir davantage à son sujet. C’est un visage qui se moque que l’on remarque ses rides et ses pores. Cette femme ne dissimule rien, ni n’en a l’intention. Si elle était une pièce ou un élément de mobilier, on dirait d’eux qu’ils ont l’air d’avoir été habités. Si vous essayiez d’analyser ce visage, peut-être diriez-vous que cette femme, d’un âge indéterminé, a eu la vie dure. Mais ce genre d’analyse serait hors de propos. On ne sait rien de cette femme, on n’apprendra rien d’elle, et rien ne nous sera révélé à son sujet pendant le temps qu’il faut pour regarder la vidéo, un instant.
On voit un bref moment – un instant – de sa vie tandis qu’elle sort du lit, examine sa garde-robe, essayant un vêtement puis l’écartant en faveur d’un autre, se maquille, et se prépare pour le prochain instant de sa vie. Mais on ignore de quoi il sera fait. Et l’on n’est pas non plus incité à s’en préoccuper ou à en être curieux. Ce n’est pas une œuvre psychologique. Tout au contraire elle est post-psychologique. Et la femme n’est pas définie par ses actes. C’est post-existentiel. Elle n’est pas une Jeanne Dielman, prisonnière d’un monde qu’elle n’a pas créé mais qui l’a créée elle. Si l’on devait qualifier d’une quelconque façon l’approche de Laisné, on dirait qu’elle est de nature essentialiste. Elle est pragmatique dans sa présentation. Lorsque la femme examine sa garde-robe, pendant peut-être une nanoseconde elle peut vous rappeler l’ouverture du sublime Madame de… de Max Ophuls. Mais si c’est le cas, vous vous apercevrez vite de votre erreur de jugement. Dans Madame de… on apprend des choses sur le personnage, que l’on n’a pas encore vu, par le biais de ses possessions et de ses goûts, ce à quoi elle attache de la valeur et ce qu’elle rejette. De fait, on en apprend beaucoup sur cette Madame de… elle-même pas encore vue simplement en parcourant du regard ses placards et tiroirs. Ici, nous n’apprenons rien.
De la même manière, dans un instant, on voit la femme devant le miroir, en train de se regarder. Elle ne s’admire ni ne semble chercher à découvrir quelque chose qu’elle ne sait pas encore. Ce n’est pas un moment hollywoodien où une séduisante jeune femme en tenue légère se donne en spectacle pour le spectateur, une femme se regardant dans le miroir mais posant en fait pour le public. Non, c’est du post-spectacle. Elle ne s’apprécie ni ne se juge – elle se regarde tout simplement dans la glace. Comme si la caméra n’était pas là. Elle essaie une robe, puis une autre. Ce n’est pas une activité par laquelle elle révèle sa vanité ou l’extravagance de sa garde-robe, ni un exercice de consumérisme. C’est une action dans laquelle l’activité est à la fois le sujet et l’objet – pas de sens particulier, pas de sous-texte, pas de métaphore, pas de symbolisme, pas de spectacle.
De même on ne peut lire, ni n’est tenté de le faire, les pensées de l’actrice, à laquelle on ne pense même pas comme à « une actrice » – au contraire, elle est, au sens où Robert Bresson qualifiait de « modèles » les gens qui figuraient dans ses films –, qui n’agit ni ne réagit. Elle n’est en train ni de penser ni de ne pas penser. Elle est, tout simplement.
À nouveau elle se regarde dans le miroir et commence à se maquiller. Mais, une fois encore, ce n’est pas le genre de moment que les films sont connus pour fétichiser. Ce n’est pas Lana Turner se maquillant pour aller au bal captiver le cœur du prince. On sait que ce maquillage ne va ni la déguiser ni la transformer. Mais on est presque choqué par la franchise avec laquelle la caméra montre implacablement les rides de son visage. Elle est habillée. Elle est prête à sortir. La voici dans un nouvel espace, peut-être une autre pièce de son appartement, lequel, une fois encore, est meublé de façon très particulière, même si les objets et le mobilier ne révèlent rien sur la nature de son occupante. Elle se prépare manifestement à une entrevue avec quelqu’un que nous ne verrons pas. S’agit-il d’un rendez-vous galant ? d’une interview ? Est-ce un ami de jadis ? un membre de sa famille ? Des accords de musique se font entendre – premiers signes des plaisirs d’un récit conventionnel ou d’un mélodrame sur le point de se jouer –, pour annoncer, peut-être, l’arrivée de cette personne inconnue. Enfin, quelque chose va se produire. Mais on ne saura pas quoi, car un instant et cet instant sont écoulés.
Cette vidéo s’inscrit parfaitement dans le reste de l’œuvre de Nina Laisné. Bien qu’elle soit encore une très jeune artiste, on peut discerner des motifs similaires entre celle-ci et ses autres travaux. Dans ses photographies, qui sont aussi mises en scène, le décor est méticuleusement choisi et arrangé, tout comme le sont les occupants de chaque tableau. Mais même si les « accessoires » sont choisis avec grand soin, ils ne sont jamais porteurs du sens de l’œuvre. De même les « gens » sont soigneusement choisis pour ce dont ils ont, ou peut-être n’ont pas, l’air. Mais les tableaux de Laisné, même si l’on pourrait, assez vaguement, les classer avec les œuvres de photographes comme Jeff Wall et Gregory Crewdson, ne sont pas plombés par tout le bagage que ces deux artistes, qui devraient vraiment être qualifiés de « metteurs en scène manqués », apportent dans leurs travaux. Ils sont toujours chargés de signification, comme si quelque chose de fondamental était déjà arrivé ou était sur le point de se passer. Vingt pages non écrites d’antécédents accompagnent chaque image présentée, et il revient au spectateur de les découvrir, de les déchiffrer ou de deviner leur sens réel. Laisné n’affecte pas un accablant fardeau à ses scènes. Elles sont, une fois encore, comme la température émotionnelle dans un instant, pragmatiques, dépourvues de jugement, vides d’émotion. Elles sont juste là. À prendre ou à laisser.
Essentialiste, impassible, presque factuel – même si l’on se demande comment un artifice aussi vigoureux peut être presque factuel. Tout cela a l’air très, disons, aride, n’est-ce pas ? À la fin du film de Michael Haneke Amour, Jean-Louis Trintignant, après la mort de sa femme, Emmanuelle Riva, est tiré du sommeil par un bruit d’eau qui coule. Il se lève pour voir d’où ça vient. Et il trouve Riva devant l’évier, plus du tout morte, avant ses multiples attaques, se livrant à ses tâches quotidiennes comme si rien d’aussi inimaginable que ce qui va lui arriver ne devait jamais se produire, comme si l’avenir n’était pas inévitable, effectuant juste ses travaux ménagers ordinaires. Ni l’homme qui la regarde ni la femme revenue à la vie ne sont en mesure de savourer chaque moment de l’existence, aussi infime soit-il, aussi insignifiant, aussi quelconque. Nous, les vivants, les spectateurs à sa place, prenons conscience de la beauté de ce moment particulier, à juste se tenir devant l’évier, pour laver un plat ou remplir la bouilloire.
Dans la pièce américaine classique de Thornton Wilder Notre petite ville, les morts reviennent, regrettant chaque moment, chaque instant, si vous voulez, de leur vie auquel il n’a pas été accordé d’attention ou qu’ils ont laissé passer inaperçu. Feu Emily, revenant sur sa vie, se demande : « Existe-t-il des humains qui ont conscience de leur vie tout en la vivant ? – à chaque minute ? »
C’est là ce que Laisné tente de faire – de nous rappeler à quel point ces moments sans histoire, vacants, vides, peuvent être extraordinaires. Ils peuvent paraître dépourvus de sens, de direction ou d’intentionnalité, mais ils fourmillent de détails, et de la possibilité d’émotions amoncelées sous la surface, qui auraient une plus grande résonance dans notre vie si nous y prêtions davantage attention – si nous pouvions percevoir, ou du moins tentions de le faire, la beauté discrète, sans apprêt, qui nous entoure en permanence.
Texte traduit de l’américain par Jean-Luc Mengus