Apparition et disparition, présence et absence, paroles et non-dits se combinent et se succèdent au sein des œuvres de Nina Laisné, dans un subtil jeu d’artifices duquel émergent des situations à la fois étranges et familières suscitant le trouble chez celui qui les regarde. Le spectateur devient le témoin de « scènes » où, s’ils se révèlent manifestement palpables, malaise et tension font l’objet d’un certain mystère — l’image, bien que souvent éloquente, ne disant pas tout, et donnant alors l’occasion de se raconter des histoires et se (re)faire le film.
Si, en tant qu’image fixe, la photographie arrête le mouvement, il s’agit le plus souvent pour Nina Laisné de saisir et montrer l’immobilité de corps et de lieux figés, en suspens, voire temporairement délaissés comme dans le cas de Station, une série de photos réalisée dans un gymnase au repos desquelles sourdent les membres fantômes. Ici ou là, quelque chose s’est passé, se passe ou va se passer, dont on ne saura jamais l’entière vérité, qu’il nous reste à recomposer. Comme autant d’instants suspendus au comble d’une tension dramatique qui les fait vaciller, ces images, savamment orchestrées — une orchestration toute cinématographique —, mettent en scène des personnages, souvent esseulés, perdus dans leurs pensées, dans des situations mutiques bien qu’impliquant parfois explicitement la parole en creux, où l’expression des regards et des corps en dit long…
Tel un éloge de la lenteur, Un Instant, premier film de l’artiste dressant le portrait silencieux d’une femme dont l’âge relativement avancé peut se lire sur son visage, épouse du regard les gestes en apparence quotidiens de cette femme qui, à tâtons, se pare pour mieux se (re)découvrir, sous un nouveau jour. Avec 1er étage (2008) et Ronde de nuit (2011), ce que nous voyons se révèle être ceux qui, par la fenêtre, nous regardent littéralement de haut, comme autant de silhouettes à taille humaine sortant de l’ombre à la tombée de la nuit et se découpant « intérieurement » sur la lumière artificielle. Conjuguant transparence et opacité, l’installation Une disparition (2012) consiste en la projection derrière un bow-window d’une vidéo montrant un homme qui disparaît progressivement derrière un nuage de fumée venant faire écran : une lente prestidigitation qui constitue une autre preuve des talents de Nina Laisné en artiste illusionniste et de ses petits arrangements avec le réel et autres « grands trucs » susceptibles de tromper l’œil, l’espace d’un instant. Qui regarde qui, quoi ? Telle est la question, laquelle se pose à nouveau avec Touristes (2014), une série de photomontages montrant gazelles, yacks, aigles et autres espèces d’animaux sauvages immortalisées dans les dioramas d’un musée genevois qui nous scrutent en même temps qu’elles s’incrustent dans le paysage urbain : disposée sur la face extérieure de panneaux d’affichage de lignes de tramway, chaque image capture un personnage à échelle réelle qui les observe, de dos, à l’instar des usagers attendant leur rame et passant ainsi littéralement à côté de ces clins d’œil à l’effet pour le moins inattendu.
Nina Laisné use avec doigté du truchement de l’image pour mieux nous faire prendre le recul nécessaire à un changement de perception, en vue de faire évoluer le regard sur l’autre.
Os convivados marque un tournant dans le travail de l’artiste. À une photographie présentée dans un caisson lumineux, elle ajoute une bande-son qui vient apporter une autre piste de lecture à l’image. Ce que l’on entend (« Saudosa Maloca », une chanson traditionnelle brésilienne des années 1950 relatant l’histoire d’un homme expulsé de sa précaire habitation) est ce que l’on voit — du moins ce que l’on croit voir : un homme de couleur qui, sous des faux airs de major d’homme au service de riches gens, se lève et se met à chanter autour d’une tablée de convives à laquelle, selon toute vraisemblance, il siège. Nina Laisné joue des faux-semblants de l’image, parfois trompeuse, en même temps qu’elle en amplifie la résonance culturelle et sociale au moyen du son et, en l’occurrence, du chant, chargé d’histoire(s).
Dans un registre et un contexte très différents, la vidéo Folk Songs, réalisée lors d’une résidence à Chypre en 2014, donne la parole à un ensemble d’immigrés clandestins et de victimes de trafficking. Tour à tour, le visage camouflé par les feuilles d’une plante « mondialisée » pour avoir la faculté de s’enraciner partout, chacun expose sa situation et entonne spontanément un chant traditionnel a cappella, dévoilant ainsi un réel attachement — par cœur — à la culture de son pays d’origine dont il se trouve, sous la contrainte, physiquement éloigné.C’est selon un autre point de vue que Nina Laisné aborde la question du déracinement dans l’installation vidéo Esas lágrimas son pocas (2015) donnant à voir, sur deux grands écrans placés en vis-à-vis, des images tournées lors d’un casting d’enfants issus de familles d’immigrés hispanophones n’ayant pas ou que très peu connu leur pays d’origine, si ce n’est via la transmission orale de leurs parents, grands-parents, etc. Dans un double jeu ici accentué par le dispositif, chaque enfant y interprète deux chansons traditionnelles de son choix, la première de manière « naturelle », la seconde de manière artificielle, dirigée selon les instructions de l’artiste les incitant à surjouer l’émotion, en écho aux nombreuses comédies musicales qui, dans les années 1960, mettaient en scène des enfants dont le succès était à la mesure des flots de larmes qu’ils versaient.
Une référence clairement explicite à travers l’œuvre Marisol / Mariluz (2015), série de disques vinyles de l’enfant star Marisol sur lesquels l’artiste a fait sérigraphier des extraits de dialogues en espagnol dits par la jeune actrice dans ses premiers films et renvoyant tacitement à la polémique selon laquelle celle-ci aurait été remplacée par une autre à l’insu du public, apparue suite aux révélations en 2011 de la prétendue première Marisol. Soulevant ici la question de la fiabilité du sentiment comme de la parole, l’artiste fait ici s’entremêler réalité et fiction comme pour mieux refléter, sur la surface miroitante du vinyle, un tel brouillage des pistes qui, par un subtil jeu d’échange, confine à la confusion.
Si l’ambiguïté est de mise à différentes reprises dans le travail de Nina Laisné, c’est sur le terrain du genre qu’elle apparaît à double titre dans la vidéo En présence (piedad silenciosa) réalisée en 2013. Sur la scène d’un théâtre dépeuplé, deux musiciens, une guitare baroque et un théorbe, accompagnent un chanteur à la voix féminine. Bien que discrète, l’irruption dans la salle d’une femme aux traits masculins fait basculer le film, qui se présente dans un premier temps comme une captation en bonne et due forme de la répétition d’une performance musicale, dans la fiction. Observant en silence la scène dont elle est l’unique spectatrice, elle tourne les talons, vraisemblablement troublée par les paroles de cette chanson populaire vénézuélienne évoquant une jeune fille tombée enceinte du vent. La musique, arrangée par l’artiste également musicien, fait ici office de « passeur », tant au niveau du trouble émotionnel qui gagne le personnage féminin que dans le glissement qui s’opère d’un registre filmique à un autre.
Chanson traditionnelle espagnole datant du Moyen-Âge ayant donné lieu à de multiples interprétations et transformations à travers les époques et les cultures, la Tarara donne son nom à une performance de l’artiste créée en 2014 mettant en scène le danseur et chorégraphe François Chaignaud, guidé par un solo de théorbe recomposé par l’artiste. Incarnant l’ambivalence de sa/son protagoniste, une gitane au cœur meurtri qui, selon certaines versions, se révélerait être un homme, François Chaignaud apparaît travesti en Andalouse, tombant successivement jupe et châle au profit d’un pantalon à bretelles évoquant la tenue d’un viril matador, tout en conservant talons hauts, boucles d’oreilles, chignon et maquillage. Ne pourrait-on d’ailleurs pas, finalement, qualifier l’œuvre de Nina Laisné — entre photographie, vidéo, installation et performance, théâtre, musique et cinéma — de transgenre ? En arrangeur de formes (é)mouvantes volontiers hybrides dans lesquelles le jeu et l’interprétation (de la part de celui qui joue comme de celui qui regarde et écoute), Nina Laisné dévoile en douceur l’impermanence et l’identité multiple des êtres, des mots et des choses, portés par des airs familiers qui nous font néanmoins entendre le réel autrement.