Une performance filmée, réalisée en Italie ainsi que ses déclinaisons en cours, serviront de point d’appui à cette exploration identitaire et à l’analyse des différents éléments (familiaux, culturels et géographiques) permettant de tenter une inscription en conscience dans un lieu, un temps, une histoire. Strada del muro est la trace d’une action de frottements sur les murs réalisée dans le village de mon grand-père maçon que je n’ai pas connu. Elle est une exploration d’un lieu découvert ce jour-là. Ce travail a une place singulière dans ma recherche plastique. Là où habituellement la relation du corps à l’espace se construit dans un territoire de partage avec le la spectateur rice au présent, ici, c’est une action biographique qui se déroule à distance dans l’espace et le temps. Des questions d’identité, d’auto-représentation, de perte et de tentative de reconquête se posent alors. Ainsi, dans le cadre donné, cette pièce ouvre une série de pistes de réflexion : Pourquoi et comment l’amnésie devient un espace de recherche ? De la mémoire à la folie, un habitus inscrit ? L’enveloppe, un lien ancré ? Que porte l’usage de la performance dans ce contexte pour une femme artiste, blanche, occidentale ? En tentant une bascule vers une mémoire collective, de quoi est-il réellement question ? Qu’en est-il de l’écologie dans les développements envisagés ?
Pour avancer dans ce cheminement il me semble important de décrire l’action. Vêtue d’un vêtement blanc évoquant la camisole, je me frotte consciencieusement le corps contre les murs et le sol de la « strada del muro » de Romagnano Sesia. Je suis de manière littérale un parcours écrit par la rue elle-même. Cherchant à faire corps avec elle, je tente de me l’approprier. Les différentes surfaces auxquelles je me confronte varient dans leur vétusté, leur texture, leur forme et donnent à ce périple la trame d’une collecte acharnée de traces, d’égratignures, de déchirures. Un dépôt de matière se crée sur les murs dans le même temps.
Petite fille d’émigré italien mon patronyme est originaire de Romagnano sesia dans la région du Piémont. Comme pour beaucoup de communistes, il s’agissait pour mon grand-père d’échapper au régime de Mussolini lors de la seconde Guerre Mondiale et de se reconstruire une vie en France. S’intégrer pour ce maçon prit alors la forme d’une table rase amplifiée par le traumatisme de la perte d’un enfant. Ne rien transmettre de la langue pour qu’une autre prenne sa place servit alors de socle à la construction d’une amnésie inscrite dans le patrimoine familial. Ce travail est le regard d’une deuxième génération située derrière le voile. En me rendant dans ce village j’ai pu ancrer l’origine de mon nom présent un peu partout sur les sonnettes, les enseignes et les avis de décès. Ce patronyme, circoncis dans un lieu, partagé avec des étranger
Dans cet effort de frottement concentré et brutal s’exprime la difficulté de reconstruire sur de l’absence. Cette recherche trouve une illustration chez Paul Ricœur qui renvoie aux erreurs de l’eikón (associé au tupos) pour Platon {note}1. Il utilise la métaphore du bloc de cire où l’empreinte serait soit effacée soit n’aurait aucune correspondance avec celle de quelqu’un tentant d’y mettre ses pas. Ici, la trace mnémonique {note}2 est en lambeau et ce que j’en imagine ne correspond jamais. Nous fixons notre mémoire intime dans l’espace selon Gaston Bachelard {note}3. Les lieux sont les contenants de notre passage, comme une peau qui nous englobe ils sont les métaphores de notre propre enveloppe de chair. De la lecture de leur identité peut se relire la nôtre. Dans Strada del muro, l’écho se construit en un lien évident : la rue contient le passage et les murs (rappel du métier de maçon associé aux murs de silence). Le vêtement camisole est ici une peau construite comme une page blanche qui se creuse lors de l’action de multiples sillons et devient une surface sensible. Lorsque je me suis frottée sur les murs le tissu s’est marqué, déchiré, salit en fonction des surfaces mais a aussi laissé des traces de ouate sur la pierre. Une forme d’échange s’est alors inscrit.
La langue maternelle est le terreau sur lequel se construit une part de notre identité, elle est le refuge dont parle Wim Wenders dans lequel se replier en exil. Enfant de psychologues, le langage et ses détours ont une importance prégnante dans les liens que je construis. La mémoire, l’amnésie, l’effacement sont devenus des espaces de questionnements orientés sur la déconstruction et la reconstruction psychique et plastique. Comment imaginer le vide de l’absence de souvenirs, l’errance d’un oubli si total que l’on en vient à s’oublier soi-même et que l’identité se noie dans la perte de la langue. La folie qui en découle comme dans la maladie d’Alzheimer renvoie à l’être là, absent aux autres. L’angoisse de cette perte s’interroge en écho à l’échelle collective créant des comportements (commémorations, travaux d’historiens…) qui amène Paul Ricœur à replacer les grands traumatismes de l’histoire dans « […] une politique de la juste mémoire ». À partir de là, je situe ma pratique dans un entre deux où la mémoire et l’oubli s’emboîtent dans des explorations hybrides échouant à la réparation mais s’acharnant.
Le vêtement, sa construction, son lien au corps, ont toujours eu une place singulière dans ma vie. Le passage du plan au volume, le déploiement, l’empreinte du corps laissé, le retournement, l’entassement, la mollesse, l’élasticité, la variété des textures et des poids, la résistance de ce matériau ouvre pour moi un champ d’exploration infini. D’abord sensible au drapé qui recouvre et cache (Le groupe des trois déesses du Parthénon de Phydias, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci de Sigmund Freud, À bruit secret de Marcel Duchamp, les dessins de Titus Carmel, le travail de Christo et Jeanne-Claude), j’ai construit des tissages d’espace perceptifs jouant sur la distance et la frustration qui peu à peu ont débouché sur la création d’objets-enveloppes où le corps était complètement immergé. Cette étape m’a permis d’instaurer un dialogue entre les deux côtés du drap et de donner corps à l’envers. Coudre consiste à lier ensemble, à nouer, à bâtir, son vocabulaire est proche de celui du maçon et du sculpteur : fil d’aplomb, point de chevron, bâti... Ce geste ancestral féminin est devenu le moyen pour moi de lier le corps et l’espace me poussant dans les traces d’artistes comme Ligya Clark. Le texte de Sylvie Coëllier {note}4 sur son œuvre a nourrit la dimension du temps au sein de mon travail. Dans la performance en exergue, l’enveloppe camisole que je porte n’est pas partageable mais elle est ma peau projetée retournée en un support de projection imaginaire.
La performance que je propose ici s’inscrit dans une forme élémentaire : une action dans un temps limité à la durée du geste entrepris, non reproductible, exploratoire avec une vidéo et un vêtement comme trace. Cette action n’aurait pas pu être envisagée ou aurait impliqué une plus grande prise de risque dans d’autres contextes. La performance prend son essor dans la seconde moitié du XXe siècle et réinterroge la place du corps. Elle a ouvert, entre autres, la porte aux artistes femmes pour sortir de l’anonymat et engager des champs d’exploration et de résistance un peu partout dans le monde avant d’être récupéré par le monde institutionnel de l’art {note}5. Cette histoire associée à une culture où mon corps de femme n’a pas été brutalement entravé par mon éducation ou par la société dans laquelle j’ai grandi, m’ont « autorisé » cette action. La situation proposée est violente mais indirecte. Si elle ne relève pas d’une rupture, elle s’engage cependant dans un glissement où l’espace réel, contre lequel je me cogne {note}6, est métaphorisé. Il est bien question d’une recherche identitaire indissociable du contexte dans lequel elle se joue et de la trace qu’elle génère.
Cette première expérience se devait d’avoir des suites collectives et qui engagent un partage d’expériences de l’espace. La première piste est associée à la découverte du feutre. Par frottements répétés de la laine, on obtient une matière protectrice et isolante. Cet écho à ceux mis en jeu sur les murs a agi comme une tautologie enrichie par un mouvement constructeur (constitution de la matière), dé-constructeur (usure, mise en lambeaux), reconstructeur (capture de traces). Vêtue d’une peau feutrée durant 20h, je me suis frottée consciencieusement sur les traces des anciennes fortifications de la ville de Brive puis j’ai présenté le Tapis-corps » au sol. La performance ici devenait outil au même titre que le frottement constitutif de la matière. Cette mise en avant de la question du « faire » a pris une autre dimension au regard du texte de Thomas Hirshorn {note}7 posant la question de l’engagement de l’artiste. Une deuxième piste, en cours de développement, consiste à impliquer l’autre dans la création et la fabrication de l’œuvre. La méthode de construction des toiles de yourte en feutre dans la tradition des nomades mongol es m’a inspiré. La laine est battue, puis humidifiée. Ensuite placée dans de grandes toiles enroulées autour d’un tronc et enfin tirée par des chevaux dans toute la steppe pendant des heures. Et si l’homme remplaçait l’animal ? J’envisage de créer une piste circulaire mobile faite d’aspérités sur laquelle on pourrait courir pendant des heures afin de feutrer une expérience commune l’autre pouvant être actif ou contemplatif du dispositif.
La question écologique traverse notre époque et engage de nouvelles responsabilités. Il ne s’agit pas d’activisme mais de conscience individuelle attachée au vivant qui inévitablement transpire dans mon travail. Loin d’une illustration superficielle, j’ai d’abord interrogé l’économie de mon atelier et progressivement engagé une pratique d’un art biodégradable avec toutes les interrogations et paradoxes inhérents à la matière de l’œuvre, au culte de la possession et à celui de la pérennité. Sur la question du « corps renaturé », Paul Ardenne évoque « la dynamique des frottements » comme moyen pour l’artiste de créer des liens profond avec la nature {note}8. Cette idée me renvoie à la nécessité d’un contact radical avec mon environnement et à la volonté de générer des liens dans l’espace, dans le temps et dans le contexte qui est le nôtre.
1Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Editions du Seuil, 2000, p8
2Au sens de Paul Ricœur comme mémoire phénoménologique
3Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, 6 édition « Quadrige », 1994, Paris
4Sylvie Coëllier, Lygia Clark (l’enveloppe) la fin de la modernité et le désir de contact, Editions l’Harmattant, Paris, 2003
5Tania Bruguera « artiste militante cubaine » exposée à la Tate Modern citée dans De la performance dans les arts Limites et réussites d’une contestation, Bruno Péquignot, www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-9.htm
6Partant de la définition du réel de Jacques Lacan « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. » Conférence au Massachusetts Institute of Technology (02/12/1975), parue dans Scilicet, 1975, n° 6-7, pp. 53-63
7Thomas Hirshhorn, Une volonté de faire, introduction par Sally Bonn, Edition Macula, Paris, 2015
8Paul Ardenne, Un art écologique, création plasticienne et anthropocène, Le bord de l’eau, Lormont, 2018, p82