« Ce qui caractérise d’abord un espace, c’est la quantité de temps de vie qu’il a pu contenir »
Gaston Bachelard
Née en 1972, Kristina Depaulis a fait ses études de plasticienne à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Limoges, où elle a exposé dès 1994. Autrice d’une performance à Solignac en 1995, et d’un CD-Rom intitulé Zeugme en 1997, cette présentation au musée d’art et d’archéologie de Guéret constitue sa première exposition individuelle.
Les recherches de Kristina Depaulis s’articulent autour de deux notions fondamentales, l’espace et la mémoire. En effet, comment s’approprier un lieu ? Que reste t-il en son absence ? Quelle image en transmet la mémoire ? Autant de questions qui renvoient à une approche subjective d’un lieu perçu à travers les sens de l’artiste, puis traduit par le prisme de sa mémoire. Entre ces lieux et l’artiste se créent des liens sensibles plus ou moins intenses selon qu’il s’agit de voies publiques (le Pont des Charentes), de lieux proches voire intimes, où elle a vécu (47, rue de Belfort, le Pêcher) ou étudié (l’Enad, le GRETA), ou encore des sites découverts au cours d’errances citadines. Pour témoigner de ces lieux vécus, K. Depaulis utilise des matériaux divers tels que le bois, la céramique, le ciment ou la farine, mis en œuvre par des techniques également plurielles, puisqu’elle s’exprime au moyen du dessin, de la peinture et de la sculpture, sans négliger la photographie.
La perception de l’espace
Ce travail sur la mémoire des lieux nécessite la conjugaison de tous les sens de l’artiste qui doit alors faire appel à la perception pure de type phénoménologique. Si la perception de l’espace, due à nos sens, est subjective, cette perception subjective est aussi valable pour d’autres, sinon chacun serait enfermé dans son propre univers, sans communication possible avec autrui. Percevoir, c’est en premier lieu mettre en jeu un processus cognitif complet par lequel des informations venues de nos sens sont organisées de manière cohérente. Ces informations sont ensuite interprétées en fonction de l’expérience et des croyances de chacun. Cette réalité perçue subjectivement devient objective grâce à l’intervention de la raison qui conçoit, juge et explique logiquement. Le monde perçu (propre) devient ainsi un monde pensé (commun). De même nous ne vivons pas dans l’espace homogène et indifférencié de la géométrie euclidienne, mais dans divers espaces symboliquement et fonctionnellement différenciés : espace religieux, politique, poétique, esthétique… Cependant, à la suite des écrits de Merleau-Ponty, pour Kristina Depaulis, la perception est surtout dépendante du corps, sur lequel repose l’expérience du monde perçu. Ses œuvres présentent donc toujours des proportions en accord avec les mensurations de son corps conçu comme un mètre étalon {note}1.
Un espace à l’intérieur des œuvres
Chez K. Depaulis la première approche d’un site passe toujours par la photographie, puis elle fait intervenir sa mémoire pour créer dessins ou peintures qui seront ou non intégrés à l’installation finale. La photographie est traitée comme un outil nécessaire à l’élaboration de l’œuvre, utilisé dans la construction des dispositifs visuels monoculaires caractéristiques de ses installations. Comme chez Georges Rousse, la photo est un médium indispensable « dans le traitement de l’espace et dans la manière de rendre lisible l’espace, de le révéler, de l’apprécier, de le juger,…d’en prendre possession » {note}2.
Les installations de Kristina Depaulis se découvrent en deux temps. Une première approche consiste à admirer l’œuvre tout en tournant autour quand cela est possible. La seconde, plus aléatoire, signifie pour leXXe siècle, est qualifiée d’artificielle car elle présente un espace plan, homogène et continu qui ne correspond pas à la vision humaine, notre rétine concave induisant une vision curviligne. Léonard de Vinci a tenté le premier de comprendre ce phénomène de déformation visuelle. Il a expliqué que ces déformations latérales peuvent être neutralisées si l’on fixe son œil exactement au centre du tableau, comme s’il on observait celui-ci à travers un judas {note}3. C’est le procédé repris ici par K. Depaulis pour permettre au à la regardeur se d’observer son œuvre sans l’interférence de sa vision curviligne, retrouvant de la sorte le point de vue exact de la photographie préparatoire, avec le relief et la profondeur en plus. Le la regardeur se se trouve alors dans l’espace de l’œuvre dont il devient l’unique personnage.
L’on pourra toujours également méditer avec profit sur cette phrase extraite du Visible et de l’invisible où Merleau-Ponty note que « les images monoculaires ne sont pas au même sens où est la chose perçue avec les deux yeux. Ce sont des fantômes et elle est le réel, ce sont des pré-choses et elle est la chose : elles s’évanouissent quand nous passons à la vision normale […]. Les visions monoculaires ne peuvent être comparées à la perception synergique : on ne peut les mettre côte à côte, il faut choisir entre la chose et les pré-choses flottantes. On peut effectuer le passage en regardant, en s’éveillant au monde, on ne peut pas y assister en tant que spectateur » {note}4.
Sculptures ou installations ?
Kristina Depaulis se définit volontiers comme artiste plasticienne. Cependant, la sculpture constitue à l’évidence son mode d’expression privilégié, la majeure partie de sa démarche, consistant à intégrer la sculpture dans l’espace. Sans que cela soit nécessairement contradictoire, l’on peut se demander si ses œuvres doivent être qualifiées de sculptures ou d’installations. Dans La sculpture dans le champ élargi, Rosalind Krauss relevait la tendance critique à vouloir qualifier de sculptures des œuvres très disparates, dans le but, conscient ou non, d’atténuer l’apport très novateur de certaines d’entre elles. Selon Krauss, « la logique de la sculpture est, semble t-il, inséparable de celle du monument, ce qui lui confère une valeur commémorative. » À partir des intuitions géniales de Rodin, « …la sculpture, dans sa période moderniste, […] a fait du monument une abstraction, un pur repère ou un pur socle, dépourvu de localisation fonctionnelle et largement auto-référentiel » {note}5. Une définition, vague, de l’installation, précise que « toute installation est une mise en jeu d’éléments en fonction d’un ensemble de principes fixés arbitrairement par l’artiste » {note}6. Une seconde figure dans le prologue du catalogue de l’exposition présentée par le Centre Georges Pompidou aux musées de Marseille, Véronique Goudinoux notant qu’il n’existe pas de définition du terme installation dans le Petit Robert, s’intéresse à celle du verbe installer. « Avant de renvoyer à des pièces et à leurs propriétés intrinsèques, le terme installation renvoie à une action, celle de la mise en place des œuvres, dans le contexte qui nous occupe, de leur présentation » {note}7. C’est donc la mise en espace des divers éléments constituant l’œuvre qui caractériserait l’installation.
Dans le cas présent, l’espace est compris comme « le lieu d’accueil de l’œuvre, cadre social particulier », et non comme « l’espace dont l’œuvre a besoin pour exister », qui caractérise l’œuvre in situ selon la distinction établie par Jean-Marc Poinsot {note}8. En effet, les œuvres de K. Depaulis existent en dehors du lieu muséal. Elles ne sont pas dépendantes d’une architecture donnée, mais tentent en revanche de plier le lieu qui les reçoit à leurs propres propos. Une troisième définition, issue d’un ouvrage récent entièrement consacré à l’installation nous sera utile, en ce sens qu’elle met l’accent sur les facteurs déterminants que sont la pluralité des éléments constitutifs de l’installation, et le traitement de l’espace. Les auteurs précisent en effet que l’installation est « un type de création artistique qui rejette la concentration sur un objet exclusif, pour mieux considérer les relations entre plusieurs éléments ou l’interaction entre les choses et leur contextes. » Ils ajoutent que « c’est précisément [le] sens de l’espace en dialogue actif avec les choses et les gens qu’il contient qui se trouve au cœur du sujet » {note}9. Cette définition s’oppose clairement à celle proposée par le Petit Robert à l’article sculpture, puisqu’il y est arrêté qu’une sculpture est « la représentation d’un objet dans l’espace, la création d’une forme en trois dimension… ».
S’il est permis de penser qu’une sculpture peut être constituée de plusieurs éléments formant un objet unique, le terme d’installation, ne nous paraît pas incongru ici pour qualifier les œuvres de Kristina Depaulis. Toutefois il serait sans doute plus pertinent, en l’espèce, de parler de sculptures intégrées dans des installations comme le montrent, l’espace Vers… de l’Enad, ou les colonnes du 47, rue de Belfort. Ces sculptures sont en partie servies par un grand sens du matériau. Toutes ses formes sont en effet construites à partir d’une véritable recherche sur les matériaux, en fonction de l’aspect que l’artiste souhaite donner à ses pièces. Les textures sont particulièrement importantes dans l’aspect de ses œuvres, tout comme le vieillissement que celles-ci peuvent subir selon leurs composants, le passage du temps étant une de ses préoccupations fondamentales. Elle confronte son expérience aux matériaux les plus divers, naturels, périssables, (farine, huile de lin…) ou bien issus de l’industrie (ciment, porcelaine). Une grande économie de moyens préside à la combinaison de formes géométriques simples. Son vocabulaire plastique, d’une grande sobriété est familier à tous : cercle, colonnes, cubes, parallélogrammes… Dans des tons monochromes, ses dessins participent aussi à la sobriété générale. Une « esthétique relationnelle » ?
La démarche de Kristina Depaulis est peut être à rapprocher de ce que Nicolas Bourriaud nomme « l’esthétique relationnelle ». Selon lui, « chacun possède un univers de forme, une problématique et une trajectoire qui lui appartiennent en propre […]. Leurs œuvres mettent en jeu les modes d’échanges sociaux, l’interactivité avec le regardeur à l’intérieur de l’expérience esthétique qu’il se voit proposer, et le processus de communication dans leur dimension concrète d’outil servant à relier des individus et des groupes humains entre eux. » En fait, « l’œuvre d’art des années 90 transforme le regardeur en voisin, en interlocuteur direct. » Pour ce faire, « …l’artiste incite le regardeur à prendre place dans un dispositif, à le faire vivre, à compléter le travail et à participer à l’élaboration de son sens » {note}10. K. Depaulis peut sans doute être comptée parmi ces artistes. En effet, le rapport du de la visiteur se à l’objet existe, même si celui celle-ci n’utilise pas (volontairement ou non) les dispositifs monoculaires. Toutefois, c’est cette utilisation qui confère au à la regardeur se ce nouveau rapport à l’espace dont nous avons parlé plus haut. À ce titre, le regard du de la visiteur se dans l’œilleton peut être considéré comme constitutif de l’œuvre qu’il elle vient ainsi d’achever. Pour utiliser le judas, le la visiteur se doit se faire voyeur se. Le dispositif fait appel à sa curiosité et le la renvoie à son tempérament qui peut être prudent, aventureux ou hésitant, mais aussi à l’attitude des autre visiteur ses présent es.
Ceci ne constitue bien sûr qu’une proposition de lecture de l’œuvre de K. Depaulis. Non dénuée de pertinence, le plus grand mérite de la notion « d’esthétique relationnelle » de Nicolas Bourriaud est de marquer la connivence existant entre la démarche de Kristina Depaulis et celles des jeunes artistes de son temps, et ce n’est déjà pas une mince qualité.
1c.f. Merleau Ponty, L’œil et l’Esprit, Gallimard, 1ère éd.1964, nouvelle éd. 1998, p.16 : « Le peintre « apporte son corps » dit Valéry. Et en effet, on ne voit pas comment un esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. » ; p.54 : « Le corps est pour l’âme son espace natal, et la matrice de tout autre espace existant. »
2George Rousse, Entretien avec Gilbert Perlein, in George Rousse, Musée d’Art Moderne et contemporain de Nice, Nice, 1998
3c.f., Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, première édition 1927, les Editions de Minuit, Paris, 1975
4Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p22-23
5Rosalind Krauss, in L’originalité de l’avant-garde et autre mythes modernistes, 1ère éd. Cambridge, Mass., 1985, éd. Française, Macula, Paris, 1993, p. 110-127
6Sylvie Couderc, « L’œuvre et son histoire », in Boltanski, Buren, Gilbert et Georges, Kounellis, Lewitt, Long, Merz, CAPC. Musée d’art contemporain de Bordeaux. Bordeaux, 1990, p.15-23
7Véronique Goudinoux, « Voguez à ma suite camardes aviateurs… », in 50 espèces d’espaces, œuvres du Centre Georges Pompidou, R.M.N., Paris, 1998, p.12-27
8Jean-Marc Poinsot, « In situ, lieux et espaces de la sculpture contemporaine », in Qu’est-ce que la sculpture moderne, éd. du Centre Pompidou, 1986, p. 324
9N. de Oliveira, N. Oxley et M. Petry, Installation, l’art en situation, Thames and Hudson, Londres, 1997, p.8
10c.f. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les Presses du réel, Dijon, 1998, p.45 et 60