Insulaire/l’artiste au travail

Kristina Depaulis, 2021

Performance en vitrine de 2 jours et demi avec un lien réunion Skype accessible en permanence.

Les villes, piégées dans la tornade du progrès, affichent ce que Paul Virillio présente comme une réduction de notre espace où la Terre est désormais trop petite pour contenir une humanité galopante prise dans la fièvre du progrès {note}1. Le paysage urbain se dessine dans une densité extrême où les signes saturent la lisibilité et contrastent avec des rues de centres aux vitrines vidées. Les nouvelles formes de communication semblent mises à mal et incapables de pallier la présence physique nécessaire de l’autre dans la situation de confinement que nous traversons. L’amplification de la réduction des espaces de vie et de liberté pose la question de l’isolement de l’individu. L’artiste peut-il générer des poches de respiration poétique et recréer du lien en s’inscrivant dans la ville chargée de l’espace des contraintes amplifiées qui nous sont imposées ? Comment l’image ambivalente de l’île (évasion et enfermement) peut-elle basculer de l’isolement à la reconquête du lien à l’autre ? Le travail est posé en injonction et se présente comme une des rares possibilités de circulation. Dans ce contexte, le travail de l’artiste s’interroge dans sa représentation et son actualité {note}2. Peut-il, dans sa visibilité, devenir un outil d’échanges et une manière de lier l’artiste à la cité ?

À partir de séries de photographies prises de la ville, je retiens celle réalisée dans la rue Raspail en plein centre de Limoges et plus particulièrement de la vitrine d’un local vide de 4m3 liée à la galerie de LAC&S, inoccupée, qui fait écho à la disparition des commerces dans les centres des villes moyennes. Activer une poche d’abandon pour lutter contre l’abandon de l’artiste {note}3 sera mon point de départ. La situation de la vitrine crée un espace entre deux, une hétérotopie {note}4. Un autre lieu pour l’imaginaire combinant une vitre, un miroir, un écran d’ordinateur connecté en un jeu complexe de perceptions intérieur/extérieur. La personne présente sur l’écran via Skype communique de manière assez intime avec l’artiste au travail et ne perçoit qu’une partie fragmentée de la situation en train de se dérouler. De l’autre côté de la vitre les passantes reçoivent l’action de manière plus distante. S’arrêtant, lela passante perçoit l’ensemble du dispositif. Ilelle voit l’artiste en train de faire, la forme qui se crée et ilelle se voit dans l’écran de l’ordinateur : regardeurse/regardée. La multiplicité des écrans prolonge les travaux et les expériences perceptives de Dan Grahm {note}5 et s’engage ici avec l’utilisation des nouvelles technologies dans un tourbillon d’ici, ailleurs mais maintenant {note}6. L’un des aspects renvoie au jeu de surveillance réciproque imprégné du panoptique de Foucault particulièrement prégnant dans notre quotidien citadin. L’autre tient dans l’idée d’une membrane poreuse entre plusieurs dimensions qui participe à la construction d’une expérience perceptive partagée et tente de retrouver un espace commun pour recréer du lien {note}7.
J’investis cette vitrine, pour réaliser une île de confinement vouée à disparaître et à fondre : créer une île pour s’en extraire. Se déroule alors un travail répétitif, inscrit dans la durée sans autre vocation que d’être là. L’île est par nature ambivalente et porte en elle un imaginaire ballotté entre évasion et enfermement. Le contour de Limoges est apparu comme le dessin d’une île. Cette image fait écho de manière métaphorique à une réflexion sociologique actuelle sur les villes insulaires {note}8, renvoyant la ville elle-même dans une tautologie renforcée : une vitrine comme un bocal où se construit une île qui n’est autre que la ville où se déroule l’action et qui amplifie l’enfermement. C’est aussi s’échapper ; l’île est un lien imaginaire partagé qui lance une première perche. Il est question de la construire sous les yeux des autres, de faire évoluer ses reliefs en fonction des échanges (dehors/dedans) et de transformer la forme en capteur de contacts. Enfin, la performance terminée, il s’agira de faire fondre l’île dans une fontaine de la cité elle-même circonscrite dans la ville et de conserver le résidu de l’expérience.
Exposer le travail de l’artiste est une manière de détourner les contraintes et de poser sa complexité. L’artiste fait corps avec lui, ilelle s’identifie à lui comme une extériorisation de son individu selon Pierre-Michel Menger et ensuite l’expose au jugement. Il y a quelque chose de vital dans ce mouvement, dans ce désir de montrer et de faire avec. À travers ce dispositif, il s’agit d’entraîner lela spectateurrice dans le processus de création et de déplacer son regard. Le temps s’étire ici, dans un geste mécanique répété comme une tâche où chacun peut se projeter et prodiguer des encouragements. L’artiste au travail contient tous les artistes pouvant s’y reconnaître. Il a semblé important d’ouvrir le dispositif à d’autres afin de le prolonger par une action commune, poussant la réflexion vers une sortie d’isolement accrue.

Cette expérience, particulièrement attachée au contexte de confinement en France, ouvre une série de pistes dans la manière de déployer un imaginaire urbain partagé à l’échelle du corps. La recherche d’une pratique poétique et critique par l’exploration de la porosité des espaces réels et virtuels ; la mise en jeu paradoxale de situations absurdes ancrées dans des mécanismes familiers générateurs de lien ; la place du corps au coeur de la réflexion sur l’espace social en mutation sont autant d’axes introductifs à poursuivre. L’être qui supplée son existence même, ici et maintenant.

1Image de la «  clostropolis  » de Paul Virillio, Ville panique, ailleurs commence ici, Editions Galilée 2004, p74

2Intervention de Pierre Michel Menger, Débat, Cycle sur le travail, Centre Pompidou

3L’artiste plasticienne est inexistant dans le discours politique actuel.

4Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotrophies, Nouvelles Éditions Lignes, 2009

5Jeux de projection dans l’espace et le temps des dispositifs de Dan Grahm tels que Present Continuous Past(s), 1974 et Two Viewing Rooms, 1975

6«  Le paradoxe logique, c’est finalement celui de cette image en temps réel qui domine la chose représentée, ce temps qui l’emporte désormais sur l’espace réel. Cette virtualité qui domine l’actualité, bouleversant la notion même de réalité. D’où une crise des représentations publiques traditionnelles (graphiques, photographiques, cinématographique…) au profit d’une présentation, d’une présence paradoxale, télé-présence à distance de l’objet ou de l’être qui supplée son existence même, ici et maintenant.  » Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988

7Ji Eun Shin, Une approche écosophique de l’espace urbain, in Cairn.info (2020) https://www.cairn.info/revuesocietes-2013-1-page-19.htm p6

8Vers la ville insulaire  ? in Cairn.info (2012)

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