Pierre Clement n’invente pas d’images : il matérialise celles qui sont déjà là. Tapies aux confins du visible, ces images, nous ne les voyons pas, ou plus, alors mêmes qu’elles charpentent le monde que nous habitons. En ceci, il prend acte d’une mutation rampante, dont les effets sont ressentis par tous ; la cause, elle, restant le plus souvent ignorée – refoulée, peut-être. Indéniablement, le réel paraît, à nous contemporains, de plus en plus abstrait, crypté, codé. On peut s’y arrêter, ou alors s’aventurer à épeler en toutes lettres le constat qui s’ensuit : à force de vouloir optimiser le réel, nous avons perdu le contrôle du faisceau d’outils technologiques et pharmaceutiques déployés à cette fin.
Chaque atome, chaque molécule est altérée, inextricablement mêlée d’organique et de synthétique ; de même que toute réalité matérielle, synthétique et psychique, est en passe de pouvoir être reproduite, et produite. Mais le sens manque : tant l’orientation à donner à ces moyens, un arsenal que le philosophe Peter Sloterdijk nomme « anthropotechnique » {note}1, que leur valeur ontologique immédiate, immanente et structurante. Sur la fonctionnalité parfaite des outils efficaces et furtifs, rien n’adhère, rien ne s’accroche, ni les lambeaux de la fiction, ni les oripeaux de l’imagination. Alors il faut matérialiser, visualiser et traduire les glyphes et signes émanent de nos techniques dont le lien s’est rompu, et que dès lors nous ne voyons, n’entendons ni ne comprenons plus – entreprendre un processus de conjuration, quitte à extrapoler.
La pratique de Pierre Clement se situe quelque part entre la matérialisation et l’extrapolation ; le dosage, et le curseur, variant selon les expositions. L’une des constantes réside dans un procédé mis au point en 2015 lors de l’exposition Pttrn/Ptnt aux Abattoirs à Toulouse. Là, il présente pour la première fois une série de sculptures composées d’un feuilletage de couches de plexiglas imprimées, superposées comme autant de calques Photoshop. Sur chacune sont imprimés les motifs obtenus en tapant certains mots clés dans Google Patent : « pattern », « grid » et « scree » (motif, grille, écran). Les indications explicites ayant au préalable été gommées par l’artiste, la récurrence formelle décontextualisée introduit, pour reprendre les termes de l’artiste, une « amorce de langage » condamnée à ne jamais s’actualiser.
Quelque chose se montre qui n’arrive pas jusqu’à nous. Deux ans plus tard, à la Maison Salvan à Labège, l’exposition Keep your master channel sync’d with your master channel reconduit la recherche aléatoire de motifs via une banque d’images. Les mots clés convoquent cette fois une nature résiliente, à travers ces champignons, lichens et moisissures que l’on postule capables de survivre à une possible « fin du monde » {note}2 - c’est-à-dire la fin du nôtre, occurrence particulière de monde parmi les mondes. Ces impressions proliférantes, encore davantage complexifiées par la superposition de couches par transparence ou par ajout de volume, annulent également la distinction entre surface et volume.
Dans l’espace d’exposition, tout volume à échelle humaine, que nous devrions reconnaître comme préhensible et à notre mesure, voire identifier selon les catégories éprouvées et rassurantes de « peinture » et de « sculpture », se retrouve couvert d’une membrane de hiéroglyphes scientifiques qui le déréalise. Lors de Vision Quest à la galerie Valeria Cetraro en 2019, cette membrane mêle ainsi des visuels scientifiques à échelle macro, d’une sonde spatiale, et à échelle micro, d’un microscope. Dans le champ artistique qui l’accueille, l’impression d’abstraction, de synthèse et de désincarnation éprouvée au quotidien se traduit alors par des formes adressées tout autant aux humains qui perçoivent dans l’espace et dans le temps qu’à l’œil cyclopéen de la machine, et de la photographie d’exposition qui en captera certainement en deux dimensions une impression plus complète – réelle ? – que la nôtre peinant à débrouiller les différentes couches.Une fois posé ceci, il faut dès lors préciser un second trait récurrent : l’ajout quasi-systématique de ce que l’artiste qualifie de « leurres ». Coquilles d’huîtres (Pttrn/Ptnt), filet grossièrement noué (Keep your master channel sync’d with your master channel), mais aussi mousquetons ou cadenas, zestes d’orange ou pointes de silex, lestent néanmoins la visualisation du monde synthétique d’une part d’alternative. En son sein, depuis cette totalité engluante, se profilent, comme autant de fissures, d’infimes tentatives de réhumanisation dont témoignent ces infimes gris-gris agrippés au flanc d’une montagne de froides données objectivantes. Parfois, ce deuxième pôle, celui de l’extrapolation par rapport à la simple matérialisation, se met alors à lorgner du côté du néo-primitivisme d’une humanité qui, ayant perdu le contrôle de sa technologie, est sommée de repartir à zéro.
Lors d’Above Top Secret à la galerie Valeria Cetraro à Paris en 2018, Pierre Clement introduit des sculptures arborescentes composées de seringues de laboratoire piquées dans un socle de bouteilles d’eau, figurant de possibles prémisses de vie. Les mêmes que l’on retrouve l’année d’après à Coherent à Bruxelles pour Altered Beast, cette fois plantées dans des branchages au sein d’un panorama convoquant l’imaginaire survivaliste prospérant sur les forums, les couteaux de supermarché et ponchos de pluie se chargeant d’asseoir le décor. D’une certaine manière, l’artiste rejoue avec les codes de l’art l’apprentissage à zéro du processus civilisationnel. Certes, les gris-gris et autres abris de fortune en témoignent de manière explicite, mais le processus lui-même accueille les aléas et l’imprévu, qui se chargent pour l’artiste d’une valeur ajoutée par rapport à l’opération initiale de modélisation.
Ainsi que posé d’entrée de jeu, Pierre Clement matérialise les images, et plus précisément, les systèmes de visualisation qui structurent et produisent le réel alors même qu’ils ont divorcé des sens humains : les motifs des banques d’images ; les grilles, plans et calques du dessin technique ; les données des instruments scientifiques. En cela, il partage les préoccupations générationnelles d’une généalogie d’artistes oeuvrant à partir du même constat. Parmi eux, Trevor Paglen déclare à son tour notamment tenter de « ramener des objets autrement invisibles dans notre champ de représentation » {note}3. Il s’en démarque toutefois par le coefficient déqualifié, bricolé et rafistolé de sa production qui postule, plus qu’une esthétique, l’horizon d’une humanité réduite à ses individus séparés. Où chacun tenterait alors, à son échelle et avec les moyens du bord, de rejouer autrement l’histoire du développement technique de l’humanité – espoir de recommencement ou dernier sursaut du condamné, chacun restera libre de trancher.
1Pour le rapport de Peter Sloterdijk à la technique, voir P. Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, Paris, 2011 et P. Sloterdijk, La domestication de l’être, Mille et une nuits, Paris, 2000
2Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, La Découverte, Paris, 2017 (2015)
3Trevor Paglen, in Mass Effect. Art and the internet in the twenty-first century, éd. Lauren Cornell et Ed Halter. « Trevor Paglen in conversation with Lauren Cornell", p. 255