« Il fait du brouillard : on le voit à travers les vitres du plafond et des murs. Des nuages insensés, toujours plus lourds et plus rapprochés, flottent partout et il n’y a plus de frontières entre la terre et le ciel. Tout vole, fond, trébuche, et on n’a rien pour se raccrocher. » Eugène Zamiatine, Nous autres.
Keep your master channel sync’d with your master channel, voici le titre retenu par Pierre Clement pour introduire la nouvelle exposition de la Maison Salvan. Celui-ci renseigne sur la manière dont l’artiste a envisagé et réalisé la série d’œuvres exposées, composée de vingt pièces. Un système préétabli – le canal principal ? – dicte la façon dont a été réalisé chacune des pièces : une image de nature, préalablement récupérée sur internet, est reproduite sur une surface aluminium ou blanche ; elle est ensuite très régulièrement trouée puis hérissée de boulons servant au tissage d’un motif à l’aide de cordelette. Le titre décrit aussi l’expérience du visiteur confronté à ces pièces dont le principe, à la fois interne (leur composition) mais aussi externe (l’accrochage), est sériel. Comment organiser ou fixer son regard face à un systématisme si affirmé ?
Cependant, apparait que chacune des oeuvres est parfaitement distincte pour de multiples raisons : le choix de l’image ; l’ajout de motifs issus de l’univers graphique du scientifique et philosophe allemand Ernst Haeckel ; la nature, la taille et la trame des cordelettes en nylon ou en fibre naturel employées. Derrière le titre général de l’exposition, les pièces présentent toutes, effectivement, un intitulé qui leur est propre, renvoyant à des figures animales (Slug/limace, Urchin/oursin, Swan/cygne, …), à des espaces (Underwood/sous-bois), à des mythes fondateurs du réel et du virtuel (Origin/origine, Web/Toile). Par cette association, peut-être que la série compose aussi une sorte de panthéon mythologique et que chaque oeuvre relève d’une dimension secrète et sacrée. Le culte, dont il serait question ici, est bien entendu inconnu, non fixé. Mais compte tenu des signaux que renvoient les oeuvres, il est certainement caractéristique de l’époque contemporaine qui fait suite aux grands récits monothéistes déchus. Il mêlerait une croyance forcenée en la technologie combinée avec des fragments hétéroclites liés à la pensée du new-age et du développement personnel, à des éléments empruntés à des « religions exotiques », à un certain rapport mégalomaniaque à la nature (entre fantasme de pureté intacte et entrée dans l’ère de l’Anthropocène). Le titre de l’exposition peut alors se traduire autrement en français et peut-être indiquer que les oeuvres proposent de multiples lectures, l’une peut-être davantage déviante : Garder votre canal maître synchronisé avec votre canal maître. Le mot « maître » pourrait alors supporter une majuscule.
Les oeuvres peuvent se regarder comme on regarderait classiquement une exposition en s’attachant par exemple à leur composition. Elles sont séduisantes, peut-être ludiques, par la mise en place de principes récurrents et en raison d’une certaine rythmique répétitive et musicale. Elles se montrent fascinantes aussi par la subtilité des variations, en particulier au niveau de la trame produite par le tissage. Cependant les « couches », qui les composent, renseignent aussi métaphoriquement sur la manière dont leur sens peut être déconstruit. Elles sont certainement aussi des pièges avec une part d’ombre et des dimensions enfouies peut-être plus sombres et complexes. À chacun de qualifier les signes que produisent les motifs dessinés par Ernst Haeckel. À chacun de penser encore l’effet sur l’idée de nature que produit le travail de trame ou grille présente surplomb des images. À chacun enfin d’interroger la question de l’auteur alors que ce qui nous est donné à voir semble tout autant découler d’un langage algorithmique que de la volonté d’un artiste.
Pierre Clement réactualise le propos du mouvement Arts & Crafts (Arts & Artisanats) dans le contexte de la troisième révolution industrielle, celle du numérique et de la communication instantanée. Il interroge les tensions entre le virtuel et le tangible : à partir d’un nuage de pixel récupéré sur internet, il propose in fine des « peintures » de plusieurs centimètres d’épaisseur. L’antagonisme entre le geste de la main et le geste délégué est aussi questionné. Un trouble est ainsi présent dans l’exposition ; elle pourrait être le produit d’une machine alors qu’elle découle pourtant d’un long et patient labeur. Enfin, il génère des oeuvres aux « frontières du goût ». Les vingt pièces de l’exposition pourraient délibérément être qualifiées d’objets de décoration.
Keep your master channel sync’d with your master channel constitue la parfaite mise en abime du motif ultime et du fantasme fonctionnel de notre époque (le réseau, la toile, le web, la communication comme flux permanent). Ces oeuvres sont littéralement des « peintures à la toile » comme d’autres ont produits et produisent des « toiles à la peinture ». Ici, c’est une boucle synchronisée (et vertigineuse) qui tisse des toiles sur des motifs issus d’une autre toile. Beaucoup
d’artistes se sont emparés de la question d’internet et du numérique mais en se servant de son propre langage pour le déconstruire. Pierre Clement, lui, agit finalement en maquisard. Il camoufle son propos et ses oeuvres sous des oripeaux trompeurs pour, peut-être, mieux installer un système critique.
Pourquoi s’en arrêter là, si ces oeuvres procèdent d’une mécanique ? Après tout, le langage combinatoire mis en place est infini ? Pierre Clement pourrait (faire) générer une multitude de nouvelles pièces ? Pourquoi, même, ne pas envisager un programme informatique qui extirperait des images de l’internet et opérerait des choix de cordelettes et de motifs de façon autonome ? La séries’arrête à vingt à ce jour, parce qu’il y a bien un artiste derrière ce travail. Tout ce qui est donné à voir procède de choix faillibles et du libre arbitre d’un individu.
Paul de Sorbier, Directeur de la Maison Salvan, Labège