Pourquoi les peintures de Florent Contin-Roux sont-elles si curieuses aujourd’hui et si prometteuses pour demain ?
En 2003, au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, se déroula l’exposition « Hyperréalismes USA 1965-75 », première somme européenne de ce mouvement pictural essentiellement américain, qu’on appela aussi post-pop, qui eut son heure de gloire au début des années 70, et fut ensuite plutôt décrié, jugé trop « vulgaire » puisque souvent assimilé par le public à un impeccable savoir-faire. Organisée par Jean-Claude Lebensztejn et Patrick Javault, cette exposition fut relayée par un épais livre qui reste, à ce jour, l’un des plus intéressants ouvrages en français sur le sujet. Lebensztejn écrit un préambule qui inscrit ce phénomène dans l’histoire du réalisme américain, de Charles Scheeler, à la fois peintre et photographe dans les années trente, à Edward Hopper, et précise l’ apparition du mouvement dans le contexte artistique des années soixante, après le Pop Art et en même temps que l’Art Minimal et Conceptuel. Il publie par ailleurs une série passionnante d’interviews, les plus intéressants étant sans nul doute ceux de Richard Artschwager, Malcolm Morley et Chuck Close.
Javault écrit un texte très intéressant paradoxalement intitulé « Platitudes ». Il insiste notamment sur l’invention du flou pictural grâce à l’apport de la photographie (plus ou moins ratée) et sur l’apparition contemporaine de l’aérographe, d’abord utilisé pour la décoration des voitures et des motos, et sur les méthodes différentes des peintres (mise au carreau, projection, tableau retourné pour Morley, comme le Picasso cubiste). Il actualise enfin ce courant en y connectant Dan Graham et Jeff Koons, en particulier.
La répartition des artistes est très nettement américaine. Seuls quatre européens y trouvent place : Gérard Gasiorowski, Franz Gertsch, Jean-Olivier Hucleux et Gerhard Richter. Ils ne forment dans le livre qu’une sorte de parenthèse, un simple cahier d’images. Pourtant, la position de Richter semble très originale, puisqu’il est le seul à revendiquer une telle posture de fascination vis-à-vis de la photographie :
« La photo possède une abstraction qui lui est propre et qu’il est difficile de pénétrer […] La photo est l’image la plus parfaite qui existe ; elle ne change pas, elle est absolue, donc indépendante, inconditionnelle, sans style. C’est la raison pour laquelle elle a pour moi valeur de modèle (…) Peut-être est-ce que parce que la photo me désole, parce qu’elle végète, mène une existence misérable bien qu’elle soit une image achevée, que je souhaite la mettre en évidence, la valoriser, la faire (même si ce que j’en fait est pire). » {note}1
La question de l’ « exécution » de l’image, au sens à la fois de la fidélité de sa restitution, de l’imitation de ses défauts si le cliché est raté, ou de ses qualités propres si l’image a été tramée pour être imprimée, par exemple, voire dans le sens très littéral de sa mise à mort (si on pense au morbide Warhol, par exemple), pose le fond du problème du photo-réalisme. A la fois la qualité des sources (images trouvées, imprimées, ou prises par les artistes eux-mêmes, avec des appareils jetables (des téléphones portables, aujourd’hui), des classiques 24x36, ou des chambres sophistiquées…) et précision plus ou moins laborieuse de l’exécution, les sources et les méthodes déterminent l’orthodoxie (Chuck Close) ou les déviances (Richard Artschwager, Malcom Morley) des positions des artistes.
Florent Contin-Roux est un peintre photo-réaliste dont on pourrait dire qu’il est un « petit-fils » de Richter. Il s’appuie la plupart du temps sur des clichés projetés pour exécuter ses peintures. Ceux en couleur ont été pris par lui, dans une quête assez « plate » du banal, de l’ordinaire. Ceux en noir et blanc sont pour la plupart des photos de famille, mais aussi d’archives, de documents historiques. Alternant par séries paysages sans qualités et plongées dans la mémoire familiale ou autre, le jeune peintre autodidacte a commencé à mettre en place depuis une dizaine d’années un vocabulaire très personnel, bien qu’encore sous influence. Il avoue volontiers sa dette à Richter, œuvre déterminante s’il en est, et est très attentif à ses suiveurs. {note}2 On sait en effet que Richter a fait école, ses « disciples » les plus connus sont Luc Tuymans, Néo Rauch, Adam Adach, Wilhelm Sasnal, qui occupent les plus hautes places de la peinture et de son marché aujourd’hui {note}3.
La position de Contin-Roux est beaucoup plus modeste, par le temps qu’il consacre à son art (son métier de coiffeur l’occupe à plein temps), et aussi par l’envergure de ses sujets. Les photos banales de paysages et de scènes de loisir (camping, salon de jardin), les photos familiales anciennes qu’il exorcise en les exhumant ne visent pas du tout le positionnement anthropologique d’un Richter et de son Atlas. {note}4
Pour Florent Contin-Roux, les images sont plus simplement extraites de l’album de famille, ou de revues, de livres, etc. ou prises par lui à la manière d’un touriste un peu désabusé, façon carte postale, voire sur internet, à l’opposé de la photo d’art. Leur traitement oscille entre flou et image générique, tentations expressionnistes et informelles.
Le tableau intitulé Déplacement (2006) superpose ainsi la sensation fluide d’un paysage flou à l’arrière-plan, sans aucun détail, et des raclures en surface, à la Richter, qui donnent une sensation de vitesse latérale. La même année, il réalise « Âmes » où l’effet de suspension de formes à la surface du tableau est renforcé par la présence d’ombres portées. L’ambiance générale rappelle à la fois certains effets développés par le surréaliste Yves Tanguy, spécialiste des paysages « biomorphiques » à marée basse, ou certains espaces « métaphysiques » de Chirico ou « parano-critiques » de Dali, et l’effet des blocs de couleur râclés en surface de Richter.
A ses deux sources principales de travail, photographies noir et blanc de cet ensemble qu’il nomme Paint It Black -sans doute en hommage aux Rolling Stones- et clichés en couleur qu’il prend souvent lui-même, Contin-Roux applique des traitements divers. Soit il peint directement sur l’épreuve photographique en papier glacé, soit il maroufle le document sur le papier, la peinture devenant alors une surcharge qui suture l’image de mémoire comme une plaie à vif (la série intitulée Asnières 14-18), soit il transpose l’image en la projetant sur une toile, en l’agrandissant, en la pixellisant, en la recadrant (c’est le cas de Gisant, Gagarine, Reichtag, Renoir, Kennedy).
Beaucoup de ses peintures sont des paysages montrés comme en suspens, où l’espace défile et où le temps semble cependant arrêté.
Le tableau « Déplacement » en est un bel exemple, tout comme Horizon I et II, où le paysage paraît résumé à sa plus simple expression.
Dans la série nommée Landscape/Escape (qu’on peut traduire par paysage/échappée), l’artiste joue avec les mots d’une autre langue que la sienne pour évoquer le paradoxe du point de vue stable/instable qu’il suggère.
Les tableaux sur le thème du jardin (Garden Party, Chaises) et des loisirs (Camping, Swimming Pool) sont des variantes domestiques du paysage. Cette même sensation de suspens est rendue par des surcharges dégoulinantes de peinture à la surface du tableau (une image qui se ruinerait sous nos yeux, en quelque sorte) ou par des objets décrits comme en lévitation (Dream I et II), ou seulement suggérés par le dessin sur un fond peint (Construction rouge). Il est intéressant de noter que lorsqu’un objet est montré seul au milieu d’un paysage, une chaise en plastique, par exemple, il peut devenir une construction, plus ou moins flottante, évanescente, comme dans un rêve, une sorte de mirage. Certains paysages urbains (Sète, Beaublanc), péri-urbains, industriels (Hangar) ou agricoles, voire certaines sculptures ou monuments (Gisant, Home Museum) complètent les sujets abordés par l’artiste à ce jour.
Comme Richter, Contin-Roux est partagé entre la pseudo-objectivité de son modèle photographique et sa restitution picturale,avec toutes les tentations informelles, expressionnistes et subjectives que cela implique. Il construit pas à pas, lentement, une position romantique qui puise ses sources autant dans le symbolisme d’Odilon Redon, la peinture pop/conceptuelle d’un Richter que dans la proximité avec un certain type de peinture actuelle élaboré à partir de photographies. Luc Tuymans, l’un des peintres « méta-réalistes » les plus connus actuellement, parle de ses tableaux comme de « paysages mentaux issus essentiellement de la mémoire ». Il est important de rappeler qu’après avoir complètement arrêté de peindre pendant trois ans, au début des années 80, Tuymans s’étant tourné vers le cinéma, l’artiste est revenu ensuite à la peinture en y important de nouvelles techniques : gros-plan, cadrage, séquence. Par sa position, il revendique l’inadéquation et le retard de la peinture à notre époque de surinformation. Il déclare : "Dès mes débuts, j’ai eu cette idée que je qualifierai de "falsification authentique", c’est-à-dire l’idée de faire non pas des choses nouvelles, mais de travailler des images qui existent déjà dans la mémoire collective et que chacun s’approprie. C’est ce qui rend la peinture contemporaine. En fait, la contemporanéité traite de la substance du document, en le revitalisant". {note}5
Ailleurs, il compare la vitesse du cinéma à celle de la peinture, alors que la photographie est instantanée et figée. Concluant cette conversation avec Sabine Folie, à la question : "Comment le temps détermine-t-il votre peinture « métaphysique réaliste » ? Il répond : « …le temps s’arrête". {note}6
Dans un texte d’un de ses commentateurs favoris, Jean Poussin suggère que la surface de certains tableaux de Florent Contin-Roux est comparable à un pare-brise embué, qu’on aurait la tentation d’essuyer.
Cette image en appelle une autre appliquée en 1991 par le célèbre critique d’art Bernard Lamarche-Vadel au tout jeune artiste Yvan Salomone, veilleur de nuit à l’époque . Ayant d’abord convoqué Manet comme le premier artiste à avoir été dans la « décrépitude de son art », et imaginant que Salomone pourrait en être un des derniers, l’auteur a cette formule frappante : "Rien n’est mieux vu et nul ne voit davantage que sous un rideau de larmes". {note}7
On comprend la fulgurance de cette phrase en regard des aquarelles dessinées d’abord par projection, sur le mur, à la verticale, puis peintes à plat, sur une table, où les jus forment des flaques qui diluent les images autant qu’elles les révèlent, d’où cette vision souvent humide, suintante, parfois mouillée, si particulière aux œuvres de Salomone.
Les expériences picturales de Florent Contin-Roux sont très diverses qui suggèrent la latéralité (Déplacement), la gravité (Garden Party), la lévitation (Construction), et toutes autres formes de suspens.
Leur variété invite à imaginer des champs d’expérience très larges et très ouverts pour les années qui viennent.
> Catalogue de l’exposition Peintures 2002-2010, CHAMALOT Résidence, octobre 2010
1G. Richter, « Notes, 1964-65 » : Richter, les presses du réel, 1995, p. 29-30.
2On y trouve les noms de Childress, Cognée, Desgrandchamps, Doig, Hurteau, Josseau, Kahrs, Salomone, Tuymans, Van Plessen, parmi d’autres.
3On renverra à l’étude universitaire de 2006 de Nina Childress, où elle précise : « Le style Richter a fait école : Eberhardt Avekost, Paul Winstanley, Carole Benzaken, Philippe Cognée, Régine Kolle, Thomas Ruff, Nina Childress, Luc Tuymans, Adam Adach, … », non publié.
4Après l’Atlas de Mnémosyne de l’historien d’art Aby Warburg (1925-1928), Richter organise sa collection d’images sous forme d’Atlas entre 1962 et 1998. Le texte de Benjamin H.D. Buchloh « Gerhard Richter’s Atlas : the anomic archive », catalogue Musei Pecci, Prato, 1999, analyse cette œuvre en comparaison avec celle des Becher et les albums de Boltanski. Les intentions de Warburg sont « d’accomplir un projet matérialiste de construction de la mémoire sociale en collectant des reproductions photographiques d’une grande variété des pratiques de la représentation ». L’œuvre complète se trouve dans la collection de la Städtische Galerie im Lenbachhaus à Munich.
5Luc Tuymans : « Doué pour la peinture », éd. MAMCO, 2006, p. 20.
6Catalogue Cher peintre…Lieber Maler…Dear Painter… Peintures figuratives depuis l’ultime Picabia, Centre Pompidou, Kunsthalle Wien, Schirnkunsthalle Frankfurt, 2002, p. 121.
7Bernard Lamarche-Vadel : « Un pas » dans Yvan Salomone, La Criée, Rennes, 1992, p. 16.