Il suffit de remonter au début des années 1980, de feuilleter visuellement les réalisations de Jacques Vieille, pour comprendre combien cet artiste a su parfaitement comprendre l’obsolescence de la séparation cartésienne entre nature et culture qui sédimente notre conception de la protection environnementale. A posteriori, certaines de ses sculptures pourraient même se lire dans une perspective écologique. Non au sens d’un art écologique au fonctionnalisme réhabilitatif, mais bien au sens d’une conscience aiguë de l’interrelation féconde entre les systèmes naturels et nos sociétés. Les colonnes de bois confectionnées par Jacques Vieille pourraient ainsi constituer une parfaite métaphore de la vanité qu’il y a à ostraciser la nature lorsqu’elle est une création intellectuelle. Surtout à l’heure presque entérinée de l’Anthropocénie, cette ère géologique dont nous sommes involontairement les héros puisque l’on retrouve des traces de notre influence jusque dans la formation des roches dès le début de la révolution industrielle. Jacques Vieille, sans être le porte-étendard d’une cause ou d’un parti, a très tôt saisi l’ambivalence de la nature et l’a exprimée non pas avec pessimisme mais avec un sens de la projection rare dans le domaine. Ainsi, peut-on voir les tambours des colonnes qu’il érige depuis plus de trente ans comme les piliers d’une reconstruction philosophique, tricotant nature et culture d’un même tenant. Il a aussi parfaitement saisi les ambiguïtés de la protection de l’environnement et manie dès 1980, fil de fer et désherbant dans une proposition de jardin. C’était bien avant que Michel Serres ne publie son Contrat naturel en 1992, avant que la traduction des productions anglo-saxonnes ne nous parvienne à la faveur de l’engouement pour une esthétique environnementale qui ne s’est toujours pas départie du concept de wilderness (nature sauvage).Alors forcément, la poésie d’un impénétrable de bois de sapin (La Forêt à la maison de la culture de Chalon-sur-Saône en 1983), de rinceaux arboricoles (Construction, 1981 et Colonne, 1980) se teinte-t-elle aujourd’hui d’une nuance critique envers notre situation environnementale. La nature se regarde plus, ne se conçoit plus comme avant, celle de Jacques Vieille avait déjà vu juste. Agaves ou cactées sur matelas d’eau (Jardin carré, 1998-2012 et 2004), culture hydroponique de fraisiers (Vicomtesse Ericart de Thury, 2002), Colonnes de végétation dans du fibro-ciment à Liège (1985), bananiers en sacs (Grand Musa, 2002), la nature de Jacques Vieille ne se fait pas d’illusions. Elle est issue de l’industrie, agricole, rationalisée, une nature telle qu’on se l’invente. L’artiste n’est pas dupe, c’est pourquoi sa nature est composite, construite, chevillée, boulonnée, ses jardins sont ordonnancés. Même lorsqu’il s’agit d’observer le paysage, les bancs publics qu’il propose à cet effet sont tendres (Bancs mous, Les Arques, 2005), assouplis par le caoutchouc. Histoire de dire que les certitudes et les observations sont bien relatives. L’art précis de Jacques Vieille, à la modularité minimaliste, n’a eu de cesse au cours des trois dernières décennies de reconsidérer et redéfinir avec beaucoup d’intuition, ce que l’on commence tout juste à admettre : la nature est notre culture.