" Le quotidien s’invente avec mille façons de braconner."
L’invention du quotidien, Michel de Certeau.
Être artiste en résidence implique souvent des rapprochements inusités entre le projet et la contingence, le décidé et le négocié. Rien d’insurmontable pour Marie Sirgue puisque le processus
de renégociation avec le réel fait partie intégrante de son travail qui mêle le sensible et l’intelligible, la technicité et la ruse.
Il y a chez elle un désir constant de créer des formes qui naissent de la vie quotidienne, de ses relations à l’environnement, que cet environnement soit l’atelier du lycée, la rue ou une table de cantine. Ses combinaisons d’éléments, familiers et étranges, nous invitent
à nous libérer de la gangue dans laquelle le quotidien est englué. Dans un même mouvement, le geste de l’artiste se marie avec
celui de l’artisan, les objets trouvés au hasard côtoient des formes minutieusement élaborées.
L’œuvre de Marie Sirgue consiste souvent en des gestes simples, de petits arrangements et de légères connivences, qui arrachent les objets à leur ordinaire et dévoilent ce qu’ils portent en eux de fictions. Expérimentatrice inventive, son rapport intense à la technique et à la fabrication réinvente le quotidien grâce aux « arts de faire », décalages subtils, tactiques de résistance, par lesquelles elle détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace public.
Un travail d’inventaire du quotidien qui ne cesse de déployer
une série de ruses : modifier les distances, faire varier les perspectives, provoquer des rencontres inhabituelles, bricoler et « trafiquer » les techniques et les imaginaires pour les rendre sensibles et capables
de révéler les lignes de fuite, les ombres discrètes et humbles,
les nuances de l’infra-ordinaire.
Ainsi, Affichage libre se réapproprie les codes graphiques des affiches de discothèques placardées dans nos villes pour en proposer une version paradoxale, contrepied qui côtoie le surréalisme de Meret Oppenheim, en provoquant une inversion des matériaux (la marqueterie en lieu et place du papier fluo) et des formes (typographie en miroir). Les éléments utilisés s’éloignent de leur statut fonctionnel et statique pour devenir autre. Le Cristal est un prisme qui teinte le quotidien, ajoute une nouvelle dimension à notre perception de notre environnement.
Isoler un aspect de la réalité est une constante chez Marie Sirgue. On perçoit chez elle un désir de dévoiler des choses qui sont déjà là, de provoquer une torsion du réel en des formes qui le diffractent. Par une technique hybridée, Réfectoire joue avec la doxa du spectateur en utilisant la marqueterie pour figurer les simples traces du quotidien (les taches laissées par les verres) et en inversant parement et contreparement. Ainsi, la loupe de Noyer se retrouve sous la table et oblige à changer de perspective pour pouvoir l’observer. Tous ces assemblages sont les facettes d’un jeu sans fin avec notre manière d’appréhender les objets du quotidien.
Pour ses installations réalisées avec les élèves, Contre-plâtre et Bouée/Lest, Marie Sirgue parvient, à partir d’interactions entre des objets, du plâtre, du film plastique et du ciment, à activer la charge émotionnelle contenue dans les éléments du quotidien et à dévoiler les aspects esthétiques et ludiques qui habitent secrètement ces simples matériaux. Par leur mise en espace, les assemblages de Contre-plâtre, dans un entremêlement du faire et du voir, incitent le spectateur à déceler, à ressentir, à être surpris. Mouvement d’ouverture et de fermeture du regard dans lequel l’objectivité technique et la poésie de la subjectivité se rejoignent. Exemptées d’armatures narratives, les pièces restent ouvertes à toutes les interprétations, précipités équivoques qui s’insèrent dans l’expérience de chacun.
Bouée/Lest nous propose d’expérimenter un moment poétique, suspendu. Ce mariage de corps-morts et de chrysalides d’objets fantômes nous fait échapper un instant à la pesanteur du réel. « Ghosts in the shell » qui dessinent dans les vides une projection de ce l’on voudra bien imaginer.
Révéler des connivences, travailler le flux du réel, l’imperceptible
qui anime notre monde. Offrant le vertigineux constat que le quotidien est extraordinaire, Marie Sirgue, en interrogeant l’habituel, nous entraîne dans une perception de la complexité et l’épaisseur d’un réel apparemment univoque.
Son œuvre singulière de réenchantement
du quotidien est parvenue à mobiliser l’ensemble des élèves et des enseignants dans une conjuration commune, une belle entreprise concertée
de renversement du réel.
James Chaigneaud
Directeur de Rurart
dans le cadre de la Résidence de création de Marie Sirgue au lycée des métiers du bois.