Connaître des choses la cause

Céline Domengie, 2023

Introduction au programme les Géorgiques

 

Felix qui potuit rerum cognoscere causas
Virgile, Georgica [Les Géorgiques], II, 490.

 

« Heureux celui qui a pu connaître des choses la cause {note}1 ». Ce vers est tiré des Géorgiques, poème que Virgile écrivit dans une période tourmentée par les guerres civiles, vers 37 avant J.-C.. La beauté du texte tient au talent du poète faisant l’éloge des liens qui unissent le paysan aux végétaux et aux animaux. Elle réside aussi dans le fait que ce poème vieux de plus de deux mille ans nous parle toujours.

« On » sait aujourd’hui que les sociétés paysannes ont été sacrifiées {note}2, les cultures rurales démantelées, les campagnes fragilisées face à la crise climatique, que les ruralités sont abimées et dévalorisées {note}3. On connaît pourtant le rôle essentiel et structurant que les mondes ruraux jouent pour l’équilibre de la société, puisqu’un grand nombre des besoins vitaux sont assurés par les « milieux naturels » : agriculture, production hydro-électrique, extraction des matières premières, etc. Ville et campagne sont irrémédiablement liées.
Le poème de Virgile est toujours d’actualité car il conduit notre regard à rebours de cette image d’une ruralité dégradée et méprisée. Il nous enseigne que la campagne est le lieu d’une vie honnête et digne, parce qu’on y peut non seulement connaître, mais aussi connaître des choses la cause. Le poète nous invite à apprendre l’origine, l’origine comme terreau d’ensemencement où sont liés la terre et la poésie, le faire et la pensée créatrice, comme socle commun d’une nation.

Inspiré par le poème virgilien, le programme de recherche et d’expérimentations intitulé Les Géorgiques est né en Lot-et-Garonne, au cœur du bassin versant d’une rivière, le Lot. Il est conçu sur une triple base. Premièrement, il déploie une approche interdisciplinaire qui articule les arts, les sciences et les savoirs empiriques des habitants. Deuxièmement, il se déploie sur le temps long, au rythme des saisons, à travers trois projets : le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e) pour rappeler qu’une rivière dessine toujours le réseau névralgique d’un territoire, Terre vivante pour œuvrer avec une parcelle de terre du lycée agricole de Sainte-Livrade-sur-Lot (AgroCampus 47), ainsi que les Ateliers d’otium à Paulhiac, pour pratiquer des loisirs studieux et conviviaux, lors de balades et de banquets. Troisièmement, en considérant la vallée du Lot comme une actrice, il ne travaille pas sur la vallée, mais avec elle, et engage pour ce faire une approche mésologique – étude des milieux – telle que conceptualisée par Augustin Berque. Ce penseur nous enseigne que tout milieu nous travaille tout autant que nous le transformons, qu’il est à la fois matrice et empreinte, à la manière de la chôra que Platon décrivait dans le Timée. La chôra est un espace originel qui joue à la fois le rôle de « nourrice » de ce qui va devenir, et dans le même temps le rôle de réceptacle des formes infligées par les quatre éléments (feu, terre, eau et air). Le programme Les Géorgiques réactive cet héritage grâce à une pratique de l’expérimentation qui accorde une large part à l’observation, à la contingence du vivant, au sens des expériences. Les activités telles que celles du Poïpoïdrome flottant y sont pétries par ce mouvement contradictoire entre matrice et empreinte, entre ce qui est donné et ce qui est reçu.

Robert Filliou et Joachim Pfeufer ont imaginé en 1963 le Poïpoïdrome, un centre d’inutilité publique dédié à la création permanente. Pour les deux co-architectes, le Poïpoïdrome était la matrice d’une relation fonctionnelle entre la réflexion, l’action et la communication. Si elle avait été construite, la structure de ce bâtiment aurait été rythmée par une succession de pièces, un parcours initiatique aboutissant au Poïpœuf, œuf de plâtre sur chassis de bois, telle une figure de l’origine retrouvée.

Aujourd’hui, en traduisant le Poïpoïdrome dans une version flottante, il ne s’agit pas d’accomplir la construction inachevée par Filliou et Pfeufer, mais de s’inspirer de son bagage conceptuel et esthétique afin d’élargir le champ des relations possibles entre humains et milieux. À l’échelle de la vallée du Lot, on sait que la vie des habitants est profondément liée à celle de la rivière et à la multitude de ruisseaux, sources et cours d’eau qui viennent la nourrir. L’eau des rivières n’est pas seulement celle qu’on boit, celle qui arrose les champs, celle qui donne sa force aux barrages hydroélectriques. Origine et source de la vie – notre corps étant composé de plus de 80% d’eau – elle est aussi ce qui nous relie intimement à notre milieu et au rythme des saisons. À la charnière de l’art, de la science et de l’écosophie, le Poïpoïdrome flottant (mise à l’eau en 2025) accueillera des artistes, des scientifiques, et des publics. Il invitera chacun, chacune à prendre conscience de ce que nous donne la rivière, de ce que nous lui devons et de ce qu’elle nous rend, il inspirera des relations d’alliance avec notre milieu de vie du point de vue intime, social et environnemental {note}4, tout en se laissant flotter au gré des vents et des impulsions variables.

Afin de créer les conditions favorable à la réalisation de ce Poïpoïdrome flottant, le 17 janvier 2022 {note}5, le Bouquet perpétuel {note}6 de l’artiste Joachim Mogarra fut offert au Lot. Œuvre protocolaire qui n’existe que lorsqu’elle est présentée publiquement, le Bouquet perpétuel fut activé selon le souhait de l’artiste en remplissant deux conditions : une composition de fleurs fraîches réunies dans un vase et son entretien quotidien. Depuis le ponton de Saint-Sylvestre-sur-Lot, neuf {note}7 tiges d’iris de montagne étaient disposées dans une coupe de cire déposée sur l’eau, afin que la rivière en prenne soin. En s’adressant à elle, en lui confiant ce présent et cette responsabilité, la rivière est considérée et reconnue comme actrice.

Créer cette alliance avec la rivière n’est pas sans résonance avec l’histoire du berger Aristée que nous raconte Virgile dans les dernières lignes des Géorgiques. Se lamentant de la disparition de ses abeilles, par ses pleurs, Aristée émut sa mère, la nymphe Cyrène. Celle-ci, après avoir ouvert les eaux du fleuve Pénée pour l’accueillir dans sa demeure, aida son fils à découvrir l’origine de ses malheurs – sa responsabilité dans la séparation d’Orphée et Eurydice – et la manière d’apaiser les divinités courroucées. Les riches présents offerts par Aristée calmèrent leur colère et permirent la renaissance des essaims d’abeilles.

En sacrifiant aux divinités des animaux de grand prix, l’acte d’Aristée illustre la triple obligation de donner, recevoir et rendre que Marcel Mauss décrivait dans son Essai sur le don, la paix entre les peuples étant effectivement maintenue grâce à une surenchère de générosité. Le geste sacrificateur d’Aristée agit comme un « opérateur généralisé de reconnaissance {note}8 » sans lequel aucune alliance ne peut être envisagée avec les divinités. Il nous rappelle que toute connaissance est une reconnaissance de l’autre, un engagement dans le tissu relationnel d’un milieu. L’alliance que tisse le paysan avec les dieux est nécessaire à celle qui lie la patrie au paysan. Virgile ne rappelle t-il pas que le paysan « a fendu la terre avec le soc de sa charrue. Le travail de toute l’année en découle Il entretient sa patrie, les jeunes, les enfants {note}9 »
Par son labeur c’est la nation entière que le paysan entretient, soutient. Dans le poème, Virgile utilise le verbe latin sustenere, qui signifie « tenir par dessous, maintenir, soutenir {note}10 », il dit là que le rôle du paysan à l’échelle de la patrie ne se limite pas à la fonction alimentaire, mais en constitue le socle, le milieu originel.

Aujourd’hui, dans un contexte de crise écologique et de nécessité d’un changement de paradigme, se soulèvent des voix pour une prise en considération plus radicale des alertes du GIEC. Le poète Camille de Toledo nous enjoint à prendre acte des recommandations scientifiques et à « écouter la science qui vient nous donner les arguments d’un savoir depuis le monde naturel {note}11 ». Mais souvenons-nous avec Pierre Sansot que le savoir de la science échoue à rendre compte des formes et des expressions du sensible. « Quand ce sensible surchargé de sens s’éclipse, je continue à survivre, mais n’ayant plus à con-sentir, je deviens à mon tour insensible […]. L’imaginaire […] en dit le sens, en un sens qui n’est pas pour le savoir {note}12 ». Sauver le sensible, c’est défendre la part d’humanité qui nous permet de faire alliance avec notre milieu de vie dans un rapport qui n’évacue ni le symbolique, ni le poétique. Le programme Les Géorgiques œuvre dans cette perspective. Avec Virgile, transmetteur d’un traité d’agronomie, mais avant tout poète, souvenons-nous que les arts et les sciences, ensemble, nous enseignent à ré-envisager la campagne et les mondes ruraux comme guide, comme socle originel de la vie commune d’une humanité sur Terre.

1Virgile, Le Souci de la terre [Les Géorgiques], traduit par Frédéric Boyer, Gallimard, 2019, p. 145.

2Yves Dupont et Pierre Bitoun, Le sacrifice des Paysans : une catastrophe anthropologique, L’Échappée, 2016.

3Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2022.

4Nous faisons référence ici à l’écosophie telle que conceptualisée par Félix Guattari dans Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989.

5Date de l’anniversaire de l’art initié par Robert Filliou le 17 janvier 1973 : il organisait à Aix-la-Chapelle le 1 000 010e anniversaire de l’art pour fêter «  la journée sans ART  ». Cat. Robert Filliou – Der 1 000 010. Geburtstag der Kunst – 17 janvier 1973, Neue Galerie der Stadt, Aix-la-Chapelle, 1973.

6Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.

7Neuf, pour le nombre de personnes composant le Conseil Extraordinaire à la Flottabilité Relative. Le CEFR accompagne la création du Poïpoïdrome flottant, il est composé de chercheurs en design, architecture et anthropologie, d’artistes, d’étudiants et d’habitants.

8Alain Caillé, Anthropologie du don : le tiers paradigme, Paris, La Découverte, 2007.

9Virgile, Le Souci de la terre [Les Géorgiques], traduit par Frédéric Boyer, Gallimard, 2019, p. 147.

10Source : dictionnaire Le Gaffiot.

11Camille de Toledo, Le Fleuve qui voulait écrire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021, p. 17.

12Pierre Sansot, Les Formes sensibles de la vie sociale, Paris, PUF, 1986, p. 43.

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